Tout le monde a pu constater cette tendance éditoriale lourde : tandis que les produits bio envahissaient résolument de leurs vertes et pures molécules les supermarchés, l’étal des libraires s’est trouvé dans le même mouvement accaparé par un type de littérature spécifique : la « bio-fiction » : soit des livres de fiction narrant, avec (et parfois sans) les artifices de l’art littéraire, la vie d’un homme ou d’une femme un tant soit peu célèbre ou original(e). Le néologisme « biofiction » n’étant pas encore déposé, nous nous autorisons à l’utiliser sous la forme de « biofict », ou, pour des commodités de prononciation, de « biofix », cette dernière forme renvoyant avec un peu d’astuce à la fois à son caractère addictif et à sa version hollywoodienne. Parce qu’il n’est pas indifférent en l’occurrence que la mode des « biopics » (films racontant la vie d’un homme ou d’une femme, etc.) ait anticipé la vague bio dans le monde français du livre.
Un peu surprenante, pas tout à fait crédible et cependant de plus en plus marquée, la mode du biofix laboure la littérature de l’époque. Après la vague de l’autofiction, dont les ravages ne se sont atténués que récemment, ce nouvel engouement des créateurs a de quoi surprendre tant il est général. On ne peut plus parler de marché de niche, c’est un chenil qu’occupe désormais cette « thématique », si c’en est une. Naturellement, il faut mettre à part les journaux intimes et les correspondances, dont l’intérêt historique en termes de compréhension fine et de documentation est incomparable. Le catalogue des éditions Claire Paulhan est là pour le démontrer (la Correspondance Marc Bernard/Jean Paulhan 1928-1968 est à cet égard significative). Reste que, depuis 2005, date de la publication de La Théorie des nuages (Gallimard) de Stéphane Audeguy, roman qui doit beaucoup à la figure du Japonais photographe de nuages Masanao Abe (1891-1966), dit « le comte des nuages », on ne dénombre plus les biofix.
Le succès du roman d’Audeguy, choisi ici à titre d’exemple plus que de jalon, est révélateur de l’appétence vive pour les « vies d’autrui ». Bien sûr, les essais biographiques font florès eux aussi, comme en témoigne la production de biographies inédites en format de poche, illustrée par « Folio biographies » depuis 2005 ou la nouvelle collection de Buchet-Chastel qui trouve à réemployer le titre d’un très beau livre du fondateur de la maison, Edmond Buchet, « Les auteurs de ma vie ». Viennent d’y paraître Virgile par Jean Giono, Descartes par Paul Valéry, Montaigne par André Gide, Schopenhauer par Thomas Mann, ou encore Tolstoï par Stefan Zweig… En même temps que, d'année en année, le recours au « personnage célèbre » ou demi-fameux convainc toujours plus d’écrivains français. Prenons le cas du biofix à support « littéraire » : après un rapide survol des tables des libraires, la figure de l'écrivain se révèle archi-courue. Et toutes les catégories sont présentes : écrivains réels célèbres, écrivains réels moins connus, faux écrivains (la tarte à la crème des années 2000-2020 à coup sûr), écrivains faux, fourbes auteurs (on en connaît de ces mystificateurs !), faux philosophes (idem), écrivains en devenir, jusqu’aux biofix d'artistes ou de créateurs imaginaires (les plasticiens créateurs d’installation ayant beaucoup moins la cote), artistes ratés, poètes dramatiques, comédiens-dramaturges, dramaturges-comédiens, etc.
C’est sociologique, il faut désormais s’attendre à l’arrivée imminente de romans basés sur l’excitante existence des commissaires d’exposition (curators). Toujours est-il que l’on peut s’interroger sur cet excessif recours à la figure de l’Autre. Une hypothèse sur les origines de ce déferlement pourrait être que le succès de la collection fondée chez Gallimard par Jean-Bertrand Pontalis, « L’un et l’autre », en janvier 1989, avec le Galluchat ou les mirages du requin de Chine de Michèle Hechter, a conduit le marché à copier la poule aux œufs d’or. Ce serait humain. Ce serait également un mirage. Certains ont évoqué une « décrudescence » de l’imagination, un nadir de l’esprit, une traversée du désert de l’inventivité des fictionneurs français – dont les biofix feraient parfois passer L’Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas, En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut et les fantaisies primesautières de David Foenkinos pour des œuvres majeures. Il faudrait sans doute interroger plutôt les choix des éditeurs toujours tentés par le transfert au cinéma des œuvres, mais ce serait admettre que la littérature la plus commerciale de notre époque est soumise à l’industrie du cinéma ou à celle de la télévision et cela paraît abusif.
Faut-il aller plus loin et interroger sociologiquement les écrivains français, leur origine sociale, leur profession ? Et s’apercevoir benoîtement à cette occasion que la littérature qu’ils nous donnent est celle qu’ils peuvent nous fournir ? Une littérature de cols blancs qui use, comme le Bourgeois gentilhomme fait de la prose, la recette proposée par le malicieux Pierre Mac Orlan dans son Petit manuel du parfait aventurier (Sillage, 2009) : il y prônait l’aventure en chambre. Constater enfin que la vie des artistes, révolutionnaires, aventuriers, criminels, fait beaucoup plus rêver que nos existences de salarymen dont nous n’avons rien à dire d’exaltant ? Parallèlement à cette interrogation, on ne peut s’empêcher de remarquer le succès rencontré par les récits de voyages d’une Martha Gellhorn (Mes saisons en enfer : Cinq voyages cauchemardesques, traduit de l’américain par David Fauquemberg, Le Sonneur), les romans d’imagination très noire (Iain Banks, Un chant de pierre, traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, L’œil d’or), ou, plus généralement, la littérature étrangère.
Au fond, les aventuriers de l’existence et de l’esprit nous en remontreront toujours par leur audace. Tout au moins ceux qui auront pris la peine de mettre noir sur blanc le fruit de leurs expériences et de leurs rêves.
Eric Dussert
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