Tandis qu’un groupe de recherche de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) se voue à la production de l’édition électronique de l’Odyssée, Sophie Rabau donne donc B. comme Homère, un essai sous forme de récit où sa recherche personnelle se cristallise en remarques et pistes variées sur cet ensemble textuel capital et sur l’un de ses exégètes audacieux. Audacieux, pourquoi ? D’abord parce que sa méthode tient du « lu/réécrit » : certes, Bérard lit, mais il rejette ce qu’il ne sent pas, ne comprend pas, l’attribuant à des auteurs intercalaires postérieurs à Homère, qui, eux, se sont permis de réécrire et de gonfler le texte selon leurs intérêts. Ensuite parce que l’anachronisme n’est jamais si grave pour l’érudit Bérard, et enfin parce que prime chez lui un sens assez poétique de l’à-peu-près qui surprend dans ses analyses, dignes cependant d’un esprit très subtil. De même, lorsqu’il compte reproduire à la lettre le voyage d’Ulysse pour établir formellement les lieux du périple, il commet la double erreur tactique du voyageur amateur : d’une part, il embarque son épouse et l’appareil photo de cette dernière, ce que jamais, au grand jamais, Ulysse n’eût pu accepter ; ensuite, parce qu’il opte pour un bateau moderne qui va tout fausser, naturellement. Ne dirait-on pas dès lors que Victor Bérard est l’un de ceux que traquaient Charles Nodier, Raymond Queneau ou André Blavier : un fou littéraire ? Le savoir indéniable qu’il déploie tout au long de sa quête empêche de le moquer tout à fait, et le livre de Sophie Rabau, s’il met en question les options retenues par son personnage, le rend finalement aussi sympathique que grotesque dans ses errements et ses doutes – puisque, contre toute attente, il lui arrive d’y céder.
Au fond, ce Victor Bérard, grand enfant qu’il est, « réenchante notre monde », et le livre délicieux, savant et drôle de Sophie Rabau se révèle très efficace : en suivant son déroulement, on comprend merveilleusement la logique de Bérard et ses enchaînements de pensées qui nous sont rendus clairement perceptibles. La figure de « Victor B. » nous pousse à lire Bérard jusqu’au bout dans son exercice funambulesque de savant transcendant à tendance démiurgique : Les Navigations d'Ulysse, en quatre volumes (Armand Colin, 1927-1929), et l’« album odysséen » avec photographies du complice Frédéric Boissonnas, intitulé Dans le sillage d’Ulysse (Armand Colin, 1933), rappelleraient presque les observations de Jean-Baptiste Charcot au bout de sa calotte glaciaire (Le Français au pôle Nord, Corti, 2006). Le traducteur Victor Bérard embarqué corps et âme dans le texte d’Homère rejoint parfois la réalité humaine et sa vérité nue : « lundi 21 octobre 1912 : Nous nous sommes embarqués sur le plus sale, le plus répugnant des bateaux à vapeur : il naviguait jour et nuit depuis une semaine, par gros temps ; la foule de réservistes et de réfugiés, qu’il avait récoltée à la côte avait été malade ».
Finalement, la leçon de méthode historique et linguistique de Sophie Rabau et sa mise en perspective de l’une des grandes traductions académiques françaises sont la plus belle incitation à la relecture comparée du texte attribué à Homère et des promenades d’un savant français du siècle dernier à la recherche des sirènes ou de la grotte de Calypso. « Mais il n’est pas si facile de trouver de l’eau douce en Méditerranée… Quant à trouver quatre sources qui divergent à travers des prairies molles, cela tient de l’exploit, voire de l’épopée ». La IIIe République fit de Victor Bérard un auguste sénateur à haut-de-forme et souliers vernis car elle voyait en lui un savant très docte. Il apparaît désormais que sa méthode un peu loufoque lui procurait quelques affinités avec un certain Don Quichotte…
Eric Dussert
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