Sur le même sujet

A lire aussi

Henri Simon Faure, poète haute tension

Article publié dans le n°1152 (01 juin 2016) de Quinzaines

Henri Simon Faure
Henri Simon Faure dans sa maison, ruelle du Portalet à Oppède
Si, comme le pense Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde, il faut parfois lui apporter un peu d’aide pour qu’elle remplisse son office. Sur ce point, le destin littéraire d’Hen...

Si, comme le pense Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde, il faut parfois lui apporter un peu d’aide pour qu’elle remplisse son office. Sur ce point, le destin littéraire d’Henri Simon Faure, poète stéphanois décédé le 10 janvier 2015, est caractéristique. Ceux qui ont eu la chance de lire son grand poème « au mouton pourrissant dans les ruines d’oppède » le considèrent comme l’un des plus beaux morceaux de la littérature française du XXe siècle. L’effacement de son auteur ne pourra donc le masquer éternellement, mais il faudra militer franchement pour le hisser au rang de classique accessible à tous, tout le temps, partout. 

Pourtant, avec assez peu d’audace, on peut d’ores et déjà l’intégrer à la courte bibliographie des écrits les plus marquants de la poésie moderne. Sa vigoureuse singularité l’autorise auprès de The Waste Land (T. S. Eliot), Paterson (William Carlos Williams) ou Bureau de tabac (Pessoa). Le « mouton pourrissant » – qui n’arbore jamais de majuscule – ne fait rougir ni Zone, ni La Prose du Transsibérien, cependant que de rares libraires le proposent, que nulle université ne l’étudie, et que la plupart des critiques littéraires n’en ont jamais entendu parler... 

Henri Simon Faure, né en 1923, appartenait à cette famille de poètes qui, auprès de la charentaise Tour de Feu de Pierre Boujut, composa dès l’immédiat après-guerre un cénacle avec Adrien Miatlev, Pierre Chabert, Edmond Humeau, Fernand Tourret ou Jean L’Anselme. La poésie « de Paris » ne les a au fond jamais admis. Trop provinciaux ? Si l’on en juge par le seul Henri Simon Faure, personnage robuste qui n’avait ni le goût de la gloriole, ni la vanité des médias, c’est la radicalité d’une position sans compromis qui écartait de lui des natures moins solides. Trop granitique donc. Ajoutons au tableau une option fâcheuse comme l’autoédition ou le choix d’éditeurs modestes insoucieux de la notoriété : son œuvre s’en est trouvée encalminée. À tel point que son ami et éditeur de longue date, Jean-Paul Louis (Du Lérot), offre à qui voudra les prendre en charge avec détermination les droits de cette œuvre magistrale. 

L’exposition rétrospective de la bibliothèque municipale de Saint-Étienne en a mis en évidence l’étendue cet hiver. On y découvrait un écrivain, époux de la peintre Lell Boehm, agent de la maison EDF dans le civil, créateur remuant dans le privé. Animateur au fil des ans de plusieurs revues dont il était le seul rédacteur (J, Le Journal du bougre, Le Cadran lunaire), il avait tôt délaissé la prose pour se consacrer à sa poésie puissante. Mais il n’exigeait rien de la notoriété. Assuré d’instinct de la postérité de ses écrits, notamment parce que l’intérêt de quelques pairs redoublait sa conviction, il avait les yeux malicieux de l’ouvrier qui croit au travail bien fait. Monté sur le double ressort d’un souffle de forge et d’une liberté farouche, cet homme rugueux comme un tronc et solide comme la colline rocheuse sur laquelle est bâtie sa demeure d’Oppède-le-Vieux avait choisi pour y installer ses villégiatures une localité sans âge du Lubéron envahie par la végétation. Les ruines du village médiéval abandonné où Consuelo de Saint-Exupéry avait accueilli ses amis pendant la guerre (Oppède, Gallimard, 1947) ont offert des visions d’Atlantide. C’est en deux mots Le Domaine des dieux où la dépouille d’un mouton a donné l’inspiration, portant la rêverie jusqu’à Bételgeuse, ou Orion. Le thème n’est pas neuf depuis les frénétiques inventeurs de la « littérature cadavéreuse » (Hippolyte Castille), depuis « La charogne » de Baudelaire, « La jument morte » d’Alfred Poussin (Plein Chant, n° 69-70, 2000) – n’omettons pas le trottin blanc de Paul Fort, voire la prose hallucinée d’Alfred Döblin, dont l’abattoir de Berlin Alexanderplatz fuse en cathédrale. 

Henri Simon Faure, envahi par les forces telluriques d’Oppède et de ses escaliers désertés, de ses voûtes défuntes, de ses cris évanouis, y dépose la dépouille métaphysique et se coltine avec la mort, l’amour, la mort de l’amour. Il interroge le silence et la destinée comme il l’avait fait en signant pour sa mère défunte un magnifique tombeau de marine valentin digne des Kaddish d’Allen Ginsberg. Noué à la mort par la douleur qui l’empoigne. Terrible bonhomme que ce poète. On l’aurait confondu avec une divinité du feu ou des profondeurs portant haut sa lampe à acétylène. Une affiche de son éditeur le montre crâne rasé et torse nu, brandissant un manche d’outil, vitupérant peut-être. Depuis 1950 et d’orgiaque gratuité (la Tour de Feu), l’insoumis a soufflé les braises d’une langue à lui, mobile et vigoureuse, tantôt brutale et nue, tantôt gorgée de sucs étourdissants. Elle est changeante, supporte les expérimentations les plus diverses. Il faudrait pour l’illustrer greffer certaines caractéristiques de la littérature d’Arno Schmidt (la typographique prise en main) ou de Marc Stéphane ou de Jean Duperray, ces autres natifs de Saint-Étienne, créateurs de langues populaires et frappantes. Mais, en lisant « au mouton pourrissant dans les ruines d’oppède », c’est également au granitique Guillevic que l’on songe, aux virils René Char et Ted Hughes. Le « cochon » de ce dernier est au « mouton pourrissant » comme un frère. Ils sont issus d’un même bestiaire mythologique, assez puissants pour faire trembler les anthologies et tout le saint-frusquin.

[ Extrait ]

« ailleurs
             les cigales
                            les chiens
                                          les oiseaux
les pas durs des touristes en pèlerinage
le croulement continu des ruines inquiètes
les cris des enfants lancés par les chemins
et
    à cause d’un amour mourant
                                           ma souffrance
plantée dans le ciel en geste de cyprès »

Eric Dussert

Vous aimerez aussi