Vitrine en cours
Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.
Le contre-pied du vers
La poésie contemporaine mérite d’être mise en lumière quelle que soit la saison. Elle réclame d’être propulsée, explicitée même. En tout cas, on s’entend en France à y être attentif. On en parle d’ailleurs sans cesse, en particulier pour en souligner le caractère salutaire, néanmoins fragile. Car la bestiole est d’une économie précaire, ses viatiques n’atteignant jamais la caverne d’Ali Baba de l’art monumental qui monopolise le 1% culturel. Dans un récent bulletin du Marché de la Poésie (Marché des lettres,n° 17), le président de l’association organisatrice Circé, Yves Boudier, s’inquiète à juste titre de l’entropie des temps et de la parole controuvée des médias. Cette parole blette qui se diffuse au risque de nous empêcher de nommer les maux dont nous souffrons et les choses qui nous importent : « Prenons alors le contre-pied, nous propose le président de Circé : c’est la poésie qu’il faut sauver si l’on veut […] garder la possibilité de comprendre le monde, de s’en saisir dans un acte de lucidité critique et de résistance créative ». C’est en insistant sur la notion de plaisir qu’il touche un argument décisif : « l’accueil du poème relève d’un acquiescement à son pouvoir d’étonnement. Chacun entend dans le poème ce qu’il reconnaît de lui-même, au risque que la poésie seule permet de courir, celui de mesurer le plaisir inattendu d’une découverte, d’une épellation recomposée de son adhésion au monde ».
Une bouée de sauvetage
Jean-Pierre Siméon est pour sa part président du Printemps des poètes. C’est cette instance apologique et cérémonielle qui vient d’être récompensée par le Goncourt de la poésie, une récompense collective exceptionnelle pour une action entamée en 1998. Jean-Pierre Siméon est tout aussi confiant qu’Yves Boudier et il le dit franchement dans un petit essai, La poésie sauvera le monde (Le Passeur, 111 p., 13 €). Piqûre de rappel destinée au public, ce livre est sans doute aussi une injonction aux tutelles (il y a belle lurette que nos Pompidou ne pondent plus d’anthologies poétiques). Et c’est en de très belles pages que le militant en chef de la chose poétique, aux prises avec les difficultés d’un labeur digne de Tantale, dit son enthousiasme et ses espoirs. Jean-Pierre Siméon est lumineux lorsqu’il souligne les ressources transgressives, pédagogiques, empathiques de cette parole singulière qui ne se résout pas au langage banal. « La poésie illimite le réel, explique-t-il, elle rend justice à sa profondeur insolvable, à la prolifération infinie des sens qu’il recèle. Inquiétant ? Oui. La poésie est inquiétante, elle récuse par principe la quiétude du sens. » Pour autant, cette inquiétude ne doit pas conduire au gémissement. Quoi, on n’aimerait pas la poésie en France ? La production annuelle des recueils prouve le contraire. Et la « suprématie de l’image se fait totalitaire » ? Observons notre environnement : nous vivons au pays des mille maisons d’édition ! Quel Européen peut mieux que le Français se saisir de livres de poésie au quotidien ? Grâce aux bons soins de Calliope, Érato, Terpsichore et Thalie, la poésie sauvera notre monde de brutes, c’est entendu, mais il serait bon pour la fierté des poètes et de leurs lecteurs que ne soient plus colportées les récriminations pavloviennes contre des moulins à vent. La poésie est, vit, vibre et fait toujours trembler les esprits puisque, ainsi que le disait Roberto Juarroz (1925-1995), elle est un « accélérateur de la conscience », même si, comme E. E. Cummings, nous voyons bien que « rien de ce que nous pouvons percevoir en ce monde n’égale / le pouvoir de ton intense fragilité » (traduction de Marta de Tena).
Porter le glaive
Rien moins que fragile, la parole d’un poète aguerri comme François Boddaert. Éditeur à l’enseigne d’Obsidiane, il sait de la poésie d’aujourd’hui une large part et du lyrisme d’autrefois l’essentiel. Sa propre poésie, savante, roborative et chaude comme métal sur l’enclume, couvre un champ formidable. C’est pour lui une question de Bataille (Tarabuste, 144 p., 13 €), et elle couvre toute l’Europe. Si un sous-titre souriant vient mettre à l’aise avec ses satyres cyclothymiques, il se trouve qu’on est bousculé tout de même comme un piéton battu par les vagues pendant les grandes marées. Celles du temps géopolitique, des conflits incessants que l’humanité s’oppose à elle-même. Ici c’est « La prise de Prague avec un genou mort », là le ghetto de Minsk ou le canal Saint-Martin qui virent les violences meurtrières de ces loups que sont les hommes. On reprend la lecture de ce livre mystérieux et fort aussitôt qu’on a atteint sa dernière page, comme les peuples se font la guerre, incessamment.
Faute d’acquis / À qui la faute ?
« Étranjuif » selon son mot, apatride jusqu’à la fin des années 1980, Ghérasim Luca est un poète merveilleux, né en 1913 à Bucarest – il s’est jeté dans la Seine en 1994 –, dont Gilles Deleuze disait qu’il était « le plus grand poète français », avant d’ajouter « mais justement il est roumain ». La revue Europe, dirigée par Jean-Baptiste Para, lui consacre l’essentiel de son numéro de mai (n° 1045, 316 p., 20 €). Dirigé par Serge Martin, le dossier est passionnant, depuis les souvenirs de son éditeur Bernard Fillaudeau (José Corti) jusqu’à la chronologie qui met à jour les informations dont on dispose sur sa vie. Entre-temps, Bernard Heidsieck, Jean-Jacques Lebel et de nombreux universitaires apportent leurs contributions à la connaissance d’un très grand poète français, quoique roumain, du siècle dernier, maître « des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitations, des danses ou des sauts qui atteignent directement l’esprit » (Gilles Deleuze)
ÉRIC DUSSERT