L’animal nous parle
Continuum
Quand l’humanité déçoit, l’animal nous appelle. Le philosophe canadien Brian Massumi, traducteur de Mille plateaux et exégète de Deleuze et Guattari, s’est penché sur le continuum homme-animal dans Ce que les bêtes nous apprennent de la politique (trad. Érik Bordeleau, Éditions Dehors, 2019). En s’intéressant aux notions de jeu et de sympathie chez l’animal, il rejette tout anthropomorphisme, cette « vanité invétérée concernant notre présumée identité en tant qu’espèce, fondée sur les bases spécieuses de notre propriété exclusive du langage, de la pensée et de la créativité ». Les usages animaux nous enseigneront-ils quelque leçon « contre nos manières habituelles […] de penser et de faire politique » ?
Silence
Indispensable, la somme d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998 ; rééd. Points, 2015) se propose dans sa version poche – mais qui a encore des poches de cette taille-là ? S’y explore la question de l’animalité vue par les philosophes. Elle songeait déjà en 1998 à déconstruire l’arrogance de celui qui possède le langage articulé, et qui inflige tant de tortures. Des présocratiques à Derrida, une manière transversale de considérer les pensées face à l’animal et à sa propre subjectivité, à sa propre détresse d’être nu dans le monde. Une référence.
Sarabande
En abordant des doctrines plus récentes, Jean-François Braunstein poursuit cette interrogation dans La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort (Grasset, 2018). Historien des sciences, spécialiste de l’éthique médicale, il analyse plusieurs théories destinées à gommer les limites entre les règnes humain et animal, entre les états vivant et mort, et puis entre les sexes. Dans son pamphlet vif, qui nous pousse parfois à un sourire jaune, Braunstein évalue les conséquences de la théorie du genre, de l’animalisme, de cette double question de l’euthanasie « à tout prix », de la « mort cérébrale » jusqu’à la confiscation des organes sains au profit des êtres méritants… Renouvelant le mythe nietzschéen de la métamorphose dans le cadre d’un libéralisme qui a muté lui-même, Donna Haraway, Hans Jonas, Peter Singer, Judith Butler, Hugo Tristram Engelhardt, tous universitaires notoires et fondateurs de ces nouveaux champs que sont les « études de genre », l’« éthique animale » ou la « bioéthique », semblent divaguer parfois : le sexe se partagerait avec l’animal et le corollaire de l’euthanasie serait l’élimination de ce que nous avons de moins « conformes »… Comme issues d’un mauvais film de science-fiction, ces doctrines provoquent le malaise. Certains reprochent à Jean-François Braunstein son choix du registre pamphlétaire, c’est de la mauvaise polémique : reconnaissons qu’il prend acte du gauchissement de certaines pensées ou de leur brutalité. Louons-le d’assumer la réprobation – qui pourrait être unanime – de ces fausses routes modernes, et de montrer les raisonnements indigents ou nuisibles à la communauté.
Tigres et bourdons
Les insectes, on le sait depuis Jean Henri Fabre (La Cigale, Éditions VillaRrose, 2010), ne sont pas des nuisibles. En particulier les abeilles, ce que nous confirment les « histoires de ruches, de miels et d’apiculture » de Barbara Bonomi Romagnoli (Bee happy, Éditions du Détour, 2019). Dave Goulson, lui, vit depuis son enfance une Fabuleuse aventure avec les bourdons (Gaïa, 2019). Il a même réintroduit dans les marais du Kent le Bombus subterranneus, impénitent pollinisateur et brillant support de récits délicieux. « Malheureusement, les nichoirs à bourdons des grandes surfaces de jardinage sont un des rares endroits que les bourdons ne fréquentent généralement pas. » Heureusement que le tigre de Sumatra n’a pas de ces pudeurs ! Dans Tigre ! Tigre ! (trad. Étienne Naveau, Le Sonneur, 2019), le fauve de Mochtar Lubis est d’un acabit redoutable : il croque les cueilleurs de résine que le romancier a placés en appât dans son roman d’aventures passionnant où la péripétie rivalise avec la charge morale et le tableau social.
Nageoires
Les frères Sylvain et Ludovic Massé (1888-1971 et 1900-1982) ont donné vie à Lam, la truite (Pierre Mainard, 2017). Leur « livre de nature et poème de la rivière » est, selon Joël Cornuault, le « drame halieutique né d’un regard ». Il paraît chez Larousse en 1938. On ne prêchait pas alors les bons usages de l’environnement. On les racontait en les magnifiant. On infusait une poésie formidable aux moments de grâce qu’offrait la nature. Ce livre rejoint les œuvres de Norman MacLean, d’Isaak Walton (Le Parfait Pêcheur à la ligne, [1653], trad. Patrick Reumaux, Klincksieck, 2017) ou de Richard Grant (Les Poissons-chats du Mississippi, trad. Alexandra Maillard, Hoëbeke, 2019).
Plumes
Il manquait sa volière à cette « Vitrine ». Voici Les Oiseaux (Éditions VillaRrose, 2017), un extrait de l’Histoire naturelle populaire de Charles Brongniart (1859-1899), qui est notre Audubon national. Ce fragment plumé est lié à un commentaire (Laurent Busine) et des illustrations (José Maria Sicilia). Avec eux, comment ne pas s’enthousiasmer de la féconde imagination de la nature ? Elle nous mène incessamment dans des parages inconnus et grandioses, comme le fit Le Pèlerin de J. A. Baker (trad. Élisabeth Gaspar, Mercure de France, 1968), chef-d’œuvre de la littérature nord-américaine, fruit de dix années d’affût des faucons.
Trop humain
Il est arrivé à Pipì ou le Petit Singe couleur de rose de Carlo Collodi (Folio, 2018) la même histoire qu’à son Pinocchio. Le texte d’abord subversif a été lissé pour en parfaire l’exemplarité pédagogique. Il est issu d’un volume d’histoires courtes de 1870, et on y constate que les créatures de l’anarchiste italien, contrairement à son Melampo, le chien sournois qui trahit son maître dans Pinocchio, connaissent le même destin mortifiant qui les pousse à éprouver une dangereuse fascination pour le genre humain. Animal trop humain…
Les négligés
Notre légèreté est grande vis-à-vis des ovins, des chèvres et des ânes. Que n’avons-nous pas insisté sur Carrus ou le Prix de la terre, le livre des chevriers Gaschard (L’Atelier du Gué, 1979), sur la routo des transhumances vue par Anne Valleys (Hautes solitudes, La Table ronde, 2017) ou par Antoine de Baecque (Ma transhumance, Arthaud, 2019) ! Quant aux amateurs de poussins, c’est auprès d’Élie Reclus qu’ils trouveront leur plaisir avec La Poule, le Coq (Héros-limite, 2017). Là encore, « notre individu cesse d’être le centre autour duquel gravite la Nature entière ».
Illumination
Depuis le succès de Plaire aux vaches de Michel Ots (L’Atelier du Gué, 1994), on ne peut clore une chronique animalière sans ruminant ni légère élévation de l’esprit qui fera note bleue. Profitons donc des Dix Tableaux du domestiquage de la vache de Jean Herbert (Héros-limite, 2014), montrant les dix images commandées par le maître zen Suzuki afin de proposer leur énigme aux aspirants bouddhistes. Troisième image : « La vache s’est résignée à suivre, mais encore d’assez mauvaise grâce : l’homme n’a plus besoin de la menacer, bien qu’il tienne la branche en réserve. » Le postfacier Philippe Borgeaud l’assure, un « exercice de décentrement et d’ouverture à l’autre » nous est recommandé.
Eric Dussert
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