Le premier risque est évidemment celui de la monotonie : « la mer, la mer toujours recommencée ! » L’auteur parvient à le pallier en multipliant les formes rythmiques, ne recourant qu’à la fin à la houle rassurante de l’alexandrin « libre » – c’est-à-dire obtenu au prix d’élisions permises par la langue actuelle. Cette diversité s’augmente d’innombrables fantaisies typographiques, mots coupés, lignes (ou vers) parfois réduites à une seule lettre, et autres gamineries distribuées avec un goût assez sûr pour n’encourir que rarement le reproche de gratuité.
L’essentiel des effets de surprise d’un texte où les changements de perspective entraînent avec naturel un kaléidoscope d’éléments pseudo-descriptifs – le système des douze « stations » permettant de vifs contrastes et de « choses vues » et de visions – repose néanmoins sur des partis pris d’écriture particuliers. Tout se passe comme si le faux récit d’un périple vaguement circulaire (le Cendrars de l’admirable Bourlinguer est ici en arrière-plan) imposait une prolifération de lieux à mettre sous les yeux du lecteur, assimilé à quelque compagnon d’Ulysse découvrant à chaque pivotement de voile un pan nouveau de la réalité.
Mais justement Littoral 12, qui s’écrit tout entier, même en ses séquences les plus septentrionales (« cimmériennes »), dans une lumière grecque (les références aux dieux de la mythologie classique abondent), illustre la manière hellénique de voir – ou plutôt de ne pas voir – le monde et c’est cette manière qui explique peut-être qu’on trouvera en ces pages moins d’images que de mots. Des images fort saisissantes parfois : « mouettes comme perles piquées dans la coiffure tressée d’une jeune mariée », mais rares et rarement rutilantes. Anne Calas leur substitue volontiers des mots, les noie dans le déferlement des substantifs qui s’entassent, accolés les uns aux autres et chargés seuls, en somme, avec l’appoint de peu d’adjectifs, de représenter l’univers : « Parfums de savons, capharnaüm de bougies. Droguerie. Vieux plancher de bois creusé. Bosses et lames défoncées. Rayons croulant sous les boîtes les sachets. Pénombre fraîche. Corps minuscule. Eté de Calypso. »
Où l’on comprend bien que ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on découvre (objet d’un simple constat, une nomination, procédure abstraite, y suffit), mais l’apparition d’un personnage jusqu’alors caché et dont le nom dit le caché (« Calypso »). De la même façon, Homère s’intéresse moins, et Ulysse naufragé à travers lui, à la beauté de l’île des Phéaciens, qu’à celle de la jeune fille en fleur, Nausicaa.
Étrange voyage, donc. Malgré la magnificence, soulignée ici ou là, des paysages rencontrés, l’aventure ne concerne que ceux qui l’habitent. « Je transporte l’océan dans ma valise », note la narratrice, qui ne s’abuse pas sur le résultat de ses pérégrinations successives. Alors, quel intérêt de voyager, si ce n’est pas pour se perdre, comme le Cendrars de Feuilles de route, « dans le grand cuveau d’indigo » ? Baudelaire avait déjà répondu à la question en 1859, en jetant au nez du globe-trotter impénitent Maxime Du Camp, par ailleurs apôtre de la découverte et du progrès : « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! »
Mais le scepticisme cruel du misanthrope était métaphysique : à quoi bon accumuler « le changement qui déplace les lignes », puisque d’un bout à l’autre de la planète l’homme est aussi vil et méchant qu’ici ? Il parlait de l’homme générique, naturellement, de la créature à deux pieds sans poils, quel que fût son sexe.
Seule préoccupation réelle de la poésie voyageuse qui cherche sa voie à travers les douze chants de Littoral 12, l’homme aussi, mais en une incarnation plus restreinte, celle de l’Homme sous la figure du mâle qui vient hanter, à presque toutes les pages, un voyage où pourtant il ne semble pas avoir été convié. L’amour est la grande affaire de ce livre, son souvenir, l’ombre qu’il porte sur la moindre étape d’un voyage en définitive tout intérieur.
La principale beauté du texte, outre ses qualités formelles, qui sont indéniables, c’est son indécidabilité. Comme tout passe par la sensibilité brûlante (bien que le lyrisme en soit mesuré) d’une héroïne-narratrice omniprésente, le lecteur ne peut s’empêcher d’essayer de mettre de l’ordre dans l’enchaînement (par exemple temporel) des situations et des sensations. S’il y parvenait, la poésie, qui est mystère, en prendrait un coup. Mais non, avec une très grande sûreté de jugement esthétique, le texte ne dérive jamais vers une quelconque « Nuit » de Musset et, malgré sa couleur sentimentale, qui se distingue toujours à travers les lames du kaléidoscope représentatif, il reste opaque, comme il sied à la véritable poésie.
Avons-nous affaire à un amour ici et maintenant, que seule la pudeur du dire empêche de se manifester plus crûment (les protagonistes n’ayant plus l’âge) ? À une relation depuis longtemps révolue, et que le poème s’efforce de faire revivre au cours d’une virée nostalgique sur les rives où elle fut vécue, jadis ou naguère ? À un jeu assez pervers avec le rêve qui suscite et le fantasme qui se nourrit de mots ? À une tentative désespérée de rattraper un « amour de loin » que l’on a fui en vue de le ranimer et qui cependant s’éteint ?
Une chose est sûre : le voyage poétique qui se déroule ici, dans la compagnie des spectres d’une Antiquité revisitée en des points bien différents - sauf, parfois, dans le rêve – de ceux où ils furent imaginés par les conteurs anciens, ce voyage qui se voudrait sans frein et s’achève par une nouvelle rêverie, bien moderne celle-là, celle d’un trajet transatlantique Southampton-New York, est en fait un cabotage au plus près des côtes, au plus près de soi. La raison de son charme réside là.
Maurice Mourier
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