La nouveauté de ce livre est de rassembler en un seul volume, méthodiquement classée par ordre alphabétique, l’immense somme de connaissances concernant ce courant gigantesque, un et multiple, qui traversa les frontières et brisa les antiques distinctions entre les arts. Il est donc question ici des romantismes français, anglais, belge, espagnol, grec, américain, italien, portugais, roumain, suisse, slave et hongrois… Chacune de ces branches a été confiée à un ou des spécialistes. D’autres se sont chargés des domaines « Beaux-Arts » et « Musique ».
Une telle ambition d’exhaustivité nécessitait une pluralité d’approches, croisées à de multiples enjeux : l’idéologique compose ici avec l’esthétique, l’historique avec l’analyse des thèmes et formes de la création, sans oublier les auteurs et artistes. Loin d’être réduit à une seule poétique, le romantisme est inclus dans une histoire globale qui permet de le situer et d’en comprendre toutes les facettes. L’effet de cohérence est renforcé par la double orientation, jamais démentie, à la fois informative et interprétative, qui commande les différents articles (649 au total). On peut donc bien prendre ce gigantesque ouvrage, ainsi que nous y invite son avant-propos, comme « une œuvre véritablement polyphonique et non comme un assemblage composite d’articles ».
Cette « polyphonie » appelait bien sûr d’abord une synthèse harmonique. Elle est réalisée par une très dense introduction, « Pour une histoire globale du romantisme ». En pas moins de 109 pages, Alain Vaillant y propose un véritable essai littéraire, d’une belle tenue, où sont analysés tous les aspects de ce courant et justifiées les orientations générales du livre. La première question abordée est naturellement celle des limites historiques du romantisme ; l’histoire du mot, apparu en Angleterre puis passé en Allemagne avant d’être adopté en France, met en évidence les rôles de « passeurs » du Rousseau des Rêveries et de Mme de Staël (De l’Allemagne, 1810). Ce « romantisme »-là s’exténuerait dès le deuxième tiers du xixe siècle sous l’effet des désillusions politiques. Mais Alain Vaillant affirme que cette sensibilité trouve en réalité son origine dans l’esprit de la Renaissance, soucieux de questionner les rapports entre l’entendement et la conscience sensible. Le romantisme en effet – l’idée sera reprise et argumentée maintes fois par l’auteur – « peut se résumer au rêve (…) de fusion entre le matériel et l’idéel, le concret brut et la représentation abstraite ». À ce titre, le romantisme verrait une oscillation constante entre symbolisme et réalisme, et pourrait fédérer, au-delà des seuls noms et courants bien connus, aussi bien Flaubert que Courbet. Le propos rappelle même qu’on a pu considérer les totalitarismes du XXe siècle comme « des formes perverses du romantisme ».
Un questionnement typiquement occidental
On pourra sans doute reprocher à Alain Vaillant de donner une telle extension à son objet qu’il perd en pertinence ce qu’il veut gagner en généralité : après tout, la tentative de fusion entre le matériel et le spirituel n’est-elle pas l’une des constantes les plus évidentes de la pensée occidentale ? Les rapports entre sensible et intelligible sont au cœur de la philosophie platonicienne (et de son avatar esthétique que fut le néoplatonisme). Et que dire de l’ambition des alchimistes, ou de celle du Surréalisme tentant de saisir, selon Breton, ce « point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire (…) cessent d’être perçus contradictoirement » ? À ce titre le romantisme s’inscrit sans doute dans un questionnement typiquement occidental, auquel il donne son inflexion propre, mais sans se définir spécifiquement par lui.
Lorsqu’Alain Vaillant resserre précisément son propos sur ce qui appartient en propre au romantisme, le lecteur le suit en revanche avec bonheur. Il montre à quel point ce courant a bénéficié de la multiplication des voyages au XIXe siècle, réalisant ainsi « la première forme moderne de mondialisation ». Il rappelle le lien entre romantisme et nationalisme, de même que celui qui l’unit au triomphe de la bourgeoisie (permettant une individualisation des pratiques artistiques), et à l’idéal démocratique, même s’il y eut un « romantisme de l’impérialisme ». Quand il aborde ce qu’il nomme « la religion de l’absolu », il éclaire les aspects les plus connus, et sans doute centraux, du romantisme. Ce désir d’absolu est rattaché à l’esprit de la Réforme protestante, sur le mode d’une « projection de la transcendance (…) sur le plan des réalités immanentes » ; ainsi s’expliquent l’illuminisme romantique aussi bien que le thème récurrent, et d’origine biblique, du double, avec pour corollaire l’intérêt porté au rêve et à la psychiatrie. L’Histoire elle-même est l’un des axes de projection de cet absolu, dans une philosophie qui est « par nature idéaliste » : Hugo prédit l’alliance de « ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ». Quant à l’Amour et à l’Art, ils sont par excellence les expériences romantiques de l’absolu en ce qu’ils tentent « la fusion harmonieuse du spirituel et du corporel ». La mystique de l’amour rejoint l’ambition d’un art qui assure le triomphe du sentiment intérieur projeté dans une forme objective, notamment par l’esthétique du « paysage ».
Le sacre du sujet
L’époque voit ainsi le « sacre du sujet », qui selon Alain Vaillant détermine « la véritable invention esthétique du romantisme, simple mais absolument géniale et révolutionnaire : ce processus de subjectivation, d’inscription de la présence du sujet auctorial dans l’objet d’art créé ». Des pages denses sont consacrées à la nouvelle définition du Beau qui en résulte (chaque œuvre élaborant sa propre poétique), au rejet des règles et de la division en genres qui en découle, comme en dérive l’héroïsation de la vie des artistes, leur fascination pour la mort, qui « authentifie une vie d’auteur, et la solennise pour l’éternité », toute cette scénographie entrant cependant en conflit avec la propension des écrivains à utiliser, jusque dans la poésie lyrique, « une rhétorique convenue et artificielle ». Désireux de confirmer l’extension du romantisme très au-delà des limites qu’on lui reconnaît habituellement, Alain Vaillant en vient à affirmer le caractère romantique, parce qu’elles seraient subjectives, des écritures réalistes : « Dans le roman réaliste à la troisième personne, l’auteur est (…) présent à la manière d’un auctor absconditus, présent par les mondes qu’il crée et par les fictions qu’il montre. » L’argument peut paraître aussi contestable que paradoxal : ne vaudrait-il pas tout autant pour Rabelais ou Borges, qu’il faudrait à ce titre enrôler sous la bannière du romantisme ? De même faut-il voir dans l’idéal mallarméen un avatar de cette hégémonie romantique du je ? « Si le poète a disparu comme je doué de parole, c’est qu’il a fini par faire corps avec les mots de ses poèmes », écrit Alain Vaillant. Or Mallarmé affirmait à l’inverse que « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » (Crise de vers). D’ailleurs, dans l’article « Symbolisme », Alain Vaillant lui-même précise qu’il s’agissait pour Mallarmé de se faire « l’obligation de signifier l’idée », sans qu’aucune allusion ne soit plus faite à une prétendue, et inverse, subjectivation de l’écriture…
Le rire romantique
L’un des développements peut-être les moins attendus et les plus intéressants de cette introduction est consacré au « rire romantique ». C’est que « sans le rire qui lui confère sa vraie profondeur, le romantisme reste inabouti ». Le rire permet aux romantiques de penser à égalité de dignité les éléments contraires – le haut et le bas, le sublime et le grotesque – de l’existence humaine. C’est pourquoi « le rire romantique est par essence politique et démocratique », par différence avec le rire aristocratique de la société classique comme avec les analyses d’Aristote dans La Poétique. De belles pages explicitent la pensée de Baudelaire dans De l’essence du rire (où il est lié au sentiment de supériorité de l’homme sur la nature, qui est simple), et développent l’idée apparemment paradoxale d’un « lyrisme du rire », dont Flaubert est présenté comme le meilleur révélateur. « Les romantiques sont (…) les premiers à avoir fait du rire le médium privilégié de la communication humaine », écrit Alain Vaillant. La formule est séduisante mais ici encore, le lecteur doit d’abord accepter de faire de Flaubert un romantique ; et il pourrait se demander si cette alliance du rire, du lyrisme et de la « communication » n’est pas présente chez Rabelais, Shakespeare, Molière, comme chez bien d’autres qui ne relèvent pas du romantisme…
Le rapport à la « modernité » est ensuite exploré selon un axe radicalement posé : « La modernité n’est (…) rien d’autre que le romantisme. » Alain Vaillant place ainsi le courant au carrefour des évolutions contemporaines de la société : le développement d’une culture du loisir de masse, qui explique le choix de la ville comme source d’inspiration, la recherche « d’images, de sensations fortes et de romanesque », l’attention portée à la séduction, à la sexualité, aux costumes et modes vestimentaires, la fondation d’une esthétique du regard, contemporaine de l’invention de la photographie et du triomphe de la caricature… Modernes aussi, les voyages qui agrandissent l’espace et créent l’art du paysage, traversé par le mouvement du voyageur. « L’idéal serait, d’ailleurs, de ne jamais arriver à destination, de se perdre voluptueusement dans l’infini de l’espace », écrit justement Alain Vaillant, qui aurait pu à cette occasion renvoyer au motif et à l’écriture de la promenade chez Schubert. Renversant sa perspective, l’auteur montre aussi comment la « modernité » du XIXe siècle voit la création d’un espace « de l’intime », parallèle à l’invention du piano moderne (qui délie l’art de la musique de l’esthétique du spectacle), et marqué par « le vrai début du règne de l’enfant », matrice de nombreux stéréotypes romanesques. Un détour par le motif de la province permet à Alain Vaillant de nommer enfin le « Mal du siècle », rapidement introduit et malheureusement trop peu éclairé : si les romantiques, comme l’écrit l’auteur, ont connu « la vertu de cet ennui continuel qu’ils avaient tout le temps d’approfondir et de méditer », n’aurait-il pas fallu en parler plus longuement ?
Les derniers développements de cet essai associent le romantisme à la « mondialisation » (via le rôle de la presse, les transferts culturels, l’internationalisation croissante de l’imaginaire littéraire », et « la théâtralité dramatique de la politique » qui a saisi toute cette génération), et étudient finalement « le procès du romantisme » en évoquant les figures de Chateaubriand et de Charles Maurras, avant de rectifier la vision un peu sommaire des « antimodernes » naguère proposée par Antoine Compagnon ; selon Alain Vaillant en effet, « il y aura toujours des romantiques de droite ou de gauche, antimodernes ou modernes, comme il y a des romantiques pessimistes ou optimistes ».
Romantisme anglais
Romantisme allemand
Les réserves qu’appelle parfois le propos d’Alain Vaillant sont à la mesure de son ambition : totaliser le romantisme. Aussi cette synthèse joue-t-elle parfaitement son rôle de contrepoint au contenu même de ce dictionnaire. Ses multiples entrées invitent à une pluralité d’approches du romantisme qui, au gré de l’arbitraire alphabétique, peut conduire le lecteur par exemple de « Amour » à « Voyage en Orient ». Bien des notices attendues sont remarquables de précision et de clarté : « Cénacle », « Utopies », « Génie », « Moyen Âge », « Mélancolie », « Enfant », « Paris »… Certaines entrées font de l’ouvrage un véritable dictionnaire du xixe siècle, intégrant l’histoire des idées autant que les mutations sociologiques de l’époque (même si l’on a tenu à marquer toujours la filiation avec le romantisme) : par exemple « Peuple », « Révolution de 1830 » et « Révolution de 1848 », « Religions », « Enfant ». La présentation du courant romantique dans les pays étrangers est souvent passionnante – sans doute parce que les auteurs ont saisi là l’occasion de proposer une synthèse utile à un public souvent mal informé ; on peut recommander à ce titre la lecture des deux longues notices consacrées au « Romantisme anglais » et au « Romantisme allemand », placé à la double enseigne de « L’Infini » et de la « confiance absolue dans le langage », étant entendu que « la musique est le véritable modèle de toute langue ».
Certaines entrées se révèlent d’autant plus éclairantes qu’elles sont moins attendues : « Barricade », « Cosaque », « Île », « Viking »…, autant de notions connexes, qui n’appartiennent pas en propre au romantisme, mais qui avec lui trouvent une inflexion et prennent une résonance toute particulière. On fera ainsi bien des découvertes au fil des pages : qui connaît vraiment l’importance de l’Andalousie dans le romantisme, ou Domingo Faustino Sarmiento, écrivain et homme politique argentin, ou encore l’écrivain grec Dionysios Solomos ? C’est peut-être dans les notices consacrées aux notions transversales ou métonymiques que ce dictionnaire séduit le plus le lecteur : voir les articles « Passages », « Attentat », ou « Lecture ». Quant aux éclairages fournis par le vocabulaire des arts, ils sont toujours saillants, surtout lorsqu’on touche à la musique : on consultera avec grand profit tout ce qui est dit de l’opéra romantique, de la virtuosité et de la voix, des modèles et formes de la musique, assimilée à un « art total » ; dès le début, un bel article consacré à l’« Arabesque » dans la conception qu’en présentait Schlegel (un « chaos organisé », qui renvoie à la forme même de l’imagination) nous assure d’ailleurs de la pertinence de toutes les entrées proprement esthétiques.
On pourrait presque regretter qu’en regard les grands auteurs français paraissent un peu rapidement traités ; l’article consacré à Nerval semble ainsi bien mince, compte tenu de l’importance qu’on donne à cet auteur après sa « redécouverte » par Proust. Certaines absences peuvent aussi surprendre : pourquoi n’y a-t-il pas d’entrée à Verlaine alors qu’un article est consacré à Rimbaud ? On aurait de même aimé des entrées à « Nuit », « Inspiration », « Sublime », « Autobiographie », « Moi »…, même si ces notions sont traitées de biais dans plusieurs articles.
On comprend aisément qu’un tel ouvrage suppose des choix, une hiérarchisation et une distribution particulières des questions abordées, surtout s’agissant d’un courant qui tend à dissoudre les frontières, et fait communiquer en permanence ce que la pensée classique et l’esprit de système séparent habituellement. Toutes ces contraintes prises en compte, et au total, la réussite est éclatante. Publié par le CNRS, réalisé par des spécialistes, l’ouvrage est de lecture aisée, abordable par le grand public, et présente un équilibre très rare entre information, érudition même parfois, clarté des exposés, et élégance du style.
Daniel Bergez
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