Comme ceux de paix, de justice, de liberté, le mot progrès paraît empli d’une pleine positivité. On peut juger que ceci ou cela n’est pas un vrai progrès, de même que l’on peut considérer une liberté comme illusoire ou une paix comme trompeuse et fragile. Ce faisant, on confirme l’estime où l’on tient ces valeurs. Tout au plus admettra-t-on qu’elles sont propres à notre époque, et peut-être même seulement à nos pays.
Ce que l’on peut raisonnablement contester dans l’idée de progrès, c’est son extension. Il est clair que les techniques sont sans cesse meilleures, à la fois plus efficaces pour ce qui leur est demandé, plus économes en énergie, plus propres, plus sûres. En revanche, on peut discuter l’utilité du service rendu, au nom de la conception que l’on se fait d’une bonne manière de vivre : a-t-on vraiment besoin de ces téléphones portables dont on ne se sépare plus que sous la douche ? On peut aussi insister sur les aspects négatifs des progrès techniques, comme du reste de chaque chose : oui, les voitures sont plus rapides, plus économes en énergie, plus sûres, mais tout cela suppose la construction d’autoroutes qui défigurent les paysages. On peut enfin s’interroger sur les liens entre l’incontestable amélioration de chaque technique et ce que l’on se représente comme des progrès souhaitables pour la société, dans ses dimensions politiques, morales, culturelles. Le téléviseur est le fruit d’un progrès technique ; est-ce pour autant que la télévision aurait de quelque manière amélioré notre société ?
Lorsque notre époque croit au progrès, l’objet de sa croyance n’est pas le progrès des techniques – cela, c’est un fait que l’on ne peut que constater – mais l’idée selon laquelle l’amélioration des techniques apporte réellement un progrès à la société. Et, là, on passe du terrain du fait à celui des valeurs. Même si l’idée de progrès est apparue sensiblement en même temps que la révolution industrielle, on peut se demander laquelle est la cause de l’autre. Cela amène à s’interroger sur la généalogie de cette idée, indépendamment donc de la réalité constatée des progrès techniques. Tel est l’objet du livre de Yohan Ariffin.
Cette généalogie fait sortir du schéma qu’avait tracé Auguste Comte, d’une conception du progrès qui se serait affirmée de plus en plus nettement depuis Pascal et Condorcet jusqu’au positivisme. L’idée de progrès n’a pas progressé de la manière linéaire que l’on s’était accoutumé à considérer. On savait bien que le siècle des Lumières, dans lequel on voit ordinairement cette idée s’affirmer, est aussi celui de Rousseau et de la thématique de l’état de nature. Mais Ariffin montre que la ligne de partage ne passe pas entre des auteurs différents : c’est à peu près pour tous que la notion de progrès est loin d’être claire.
S’attachant d’abord au mot « révolution », il en montre toute l’ambivalence au XVIIIe siècle. C’est ainsi que, chez Turgot, auteur avant Condorcet d’un Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain, le mot désigne tantôt un retour cyclique, tantôt une accélération, tantôt un déclin comme dans cette phrase étonnante : « les progrès, quoique nécessaires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre ». D’autres auteurs sont cités, comme le Voltaire de l’Essai sur les mœurs et Diderot qui, dans l’article « Encyclopédie », évoque « quelque grande révolution qui aurait suspendu les progrès ».
Sans doute n’est-il guère surprenant que l’acception cyclique du mot « révolution » ait longtemps prévalu bien au-delà du vocabulaire de l’astronomie, d’autant que les révolutionnaires de 1792 rêvaient d’un retour à la république romaine. Ariffin va plus loin en s’efforçant de montrer que la notion de progrès est elle-même issue d’une réflexion sur le caractère cyclique de la temporalité. Ce ne serait que celle de l’âge d’or inversée : ceux qui croient au progrès ne font, somme toute, que situer l’âge d’or dans l’avenir, quand les sociétés conservatrices l’évoquaient sur le mode nostalgique qui convient à un passé définitivement révolu. Résumée ainsi, la thèse peut paraître brutale ; l’intérêt du livre est d’en faire sentir au contraire la subtilité en produisant tous les textes occidentaux qui, depuis l’Antiquité, ont célébré un âge d’or. On perçoit alors toute la richesse de sens à laquelle cette thématique s’est prêtée : loin d’être toujours nostalgie du passé, la célébration d’un âge d’or a pu être au contraire une manière de s’ouvrir vers l’avenir.
Dans la vision évolutionniste issue du positivisme, les Anciens étaient tournés vers le passé qu’ils célébraient sur le mode de l’âge d’or perdu, tandis que les Modernes seraient tournés vers l’avenir duquel ils attendraient un progrès général. Ariffin montre comment le thème de l’âge d’or a pu être une manière de formuler la conscience d’un progrès, et comment le thème moderne du progrès n’est parfois que la reprise du vieux thème de l’âge d’or.
La tonalité particulière de ce livre, qui en fait autre chose qu’une bibliothèque de l’âge d’or, tient à la personnalité de son auteur, qui se présente lui-même comme « né à Kuala Lumpur de parents suisse et indonésien ». Même s’il vit à Lausanne et a travaillé à Londres et Paris, il porte sur la poésie et la philosophie occidentales un regard venu de loin, marqué par son « expérience personnelle consistant à être partagé entre un pays riche (…) et un pays dit en développement où l’insatisfaction découle parfois du besoin qui se fait sentir de jouir de commodités non accessibles à défaut d’être forcément nécessaires ». On se trouve ainsi devant un texte un peu étrange, rédigé en français et nourri presque exclusivement de références anglo-saxonnes. Cette étrangeté fait toute l’originalité de ce livre foisonnant.
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