L’œuvre de celui qu’on a appelé le Leibniz de Bohême est monumentale (plus de 90 volumes publiés, 135 prévus au total). Elle couvre à peu près tous les domaines, des mathématiques et de la logique à la philosophie et la théologie, en passant par la physique, la chimie, la morale et l’esthétique. Mais c’est surtout sa philosophie des mathématiques, de la logique pure et sa théorie de la connaissance (que Bolzano conçoit comme étroitement liées dans leurs parties formelles et non formelles en une Théorie de la science) qui ont depuis un siècle retenu l’attention de ses lecteurs.
De fait, on peut dire que les mathématiciens eurent connaissance des découvertes de Bolzano dès la seconde moitié du XIXe siècle. Un de ses théorèmes en théorie des fonctions porte aujourd’hui le nom de Bolzano-Weierstrass. Ses Paradoxes de l’infini, où il admet l’infini actuel et discute le paradoxe de Galilée sur les ensembles infinis, anticipent très clairement la théorie des ensembles de Cantor (lequel connaissait son œuvre), et établissent clairement que les ensembles infinis peuvent avoir la même puissance que certains de leurs sous-ensembles propres, ce qui viole l’axiome classique selon lequel la partie doit être plus petite que le tout.
Husserl dit de Bolzano, dans ses Recherches logiques, qu’il est « le seul à être parvenu à un concept clair de l’objet de la logique pure ». En effet, il a anticipé d’un siècle la critique du psychologisme que conduisirent Frege et Husserl (bien que Frege ne le cite jamais, il est pratiquement établi qu’il l’a lu). Comme eux, il distingue clairement les représentations mentales, les jugements linguistiques qui les expriment et les pensées objectives, qu’il appelle « propositions en soi » (« Satze an Sich »). Comme eux, il considère les concepts comme des entités abstraites irréductibles à des collections d’objets concrets et de représentations, et adopte une conception fondamentalement platonicienne des lois de la logique comme « lois de l’être-vrai », parfaitement objectives et immuables.
À une époque où Kant définissait encore la logique comme théorie des lois de la pensée et peinait à distinguer le logique du psychologique, où l’ambiance de la philosophe allemande, quand elle n’était pas kantienne ou psychologiste, penchait vers l’idéalisme absolu de Hegel et sa conception de la logique comme développement de l’identité de l’être et de la pensée, ces conceptions détournaient (et ne furent pas étrangères au long purgatoire que subit leur auteur). Bolzano est également anti-kantien dans sa théorie de l’analyticité : là où Kant parle obscurément de concepts où le prédicat est « contenu » dans le sujet et parle de jugements a priori non seulement quand il s’agit de concepts mais aussi quand il s’agit d’intuitions, Bolzano refuse toute intuition et toute notion de « synthétique a priori ». Schlick et Carnap s’en souviendront.
Sa méthode des « variations » lui permet de définir une proposition comme analytique quand on obtient toujours, à partir de substitutions de parties qu’on fait varier, des propositions vraies (ainsi « Kant est identique à lui-même » reste vrai si on substitue « Luc Ferry » à « Kant » : « Luc Ferry » et « Kant » sont des variables, et « identique à » est une constante logique, ce qui mènera à la définition de la notion de constante logique chez Tarski et Quine : une expression est une constante logique si les propositions où elle figure restent vraies sous toutes les substitutions de leurs expressions non logiques. La méthode des variations inspirera toute la philosophie contemporaine, de Mach à Brentano et de Husserl et Wittgenstein, qui l’appliqueront à l’analyse de concepts par des expériences de pensée, l’un des instruments favoris des philosophes analytiques.
L’une des contributions les plus originales de Bolzano, qui fait encore l’objet de nombreuses discussions aujourd’hui, est sa théorie de la conséquence ou de la déductibilité (Ableitbarkeit). Il en distingue clairement les variétés : matérielle quand il s’agit d’une relation entre concepts (« idées »), formelle quand il s’agit de la conséquence logique proprement dite, qu’il définit, comme le fera plus tard Tarski, en termes sémantiques. Bien avant Lewis Carroll dans son fameux « Ce que la Tortue dit à Achille », Bolzano a vu que l’on ne pouvait pas inclure, sous peine de régression à l’infini, un principe d’inférence ou une règle de la logique parmi les prémisses, et c’est pourquoi on peut aussi bien appeler ce paradoxe celui de Bolzano-Carroll. Un trait essentiel de la conception de l’inférence de Bolzano, qu’on peut dire leibnizien, est qu’une conséquence doit être fondée en raison, relation que Bolzano caractérise par le connecteur « parce que » (« weil ») : B suit de A parce que A, qui fonde B.
Bolzano distingue aussi les raisons épistémiques pour admettre une proposition des raisons objectives qui la fondent (bien qu’il ne rejette pas totalement l’idée qu’il faille des raisons épistémiques aux preuves, idée qui est au centre des conceptions intuitionnistes). Toutes ces distinctions sont aujourd’hui essentielles aux logiciens qui étudient les diverses formes de déductibilité et la structure des preuves en logique et en mathématiques, mais aussi aux philosophes qui s’efforcent de systématiser la relation de raison, au sens où l’on dit que A est la raison de B, ou la raison pour laquelle quelqu’un a fait (ou cru) quelque chose. Bolzano n’est pas seulement l’un des plus grands rationalistes (bien qu’il y ait certains aspects empiristes dans son épistémologie), mais il est aussi un des grands philosophes des raisons.
On ne compte plus les thèmes qui font de Bolzano un précurseur de presque tous les développements ultérieurs de la logique, qu’il s’agisse de sa théorie des probabilités qui influencera celle de Wittgenstein, de sa théorie des normes ou de sa théorie des objets esthétiques. Son œuvre, tout comme celles de Peirce (qui l’avait lu) et de Frege, a subi le sort réservé aux productions des génies, même si la personne et le travail de Bolzano sont aux antipodes des philosophies romantiques de son époque. Elle est aussi, malgré son influence, aux antipodes de bien des conceptions contemporaines. Car Bolzano est peut- être, de tous les philosophes, celui qui a affirmé avec le plus de force l’objectivité de la notion de vérité. D’abord en postulant qu’il y a des propositions en soi, celles des mathématiques et de la logique, mais aussi en soutenant que toute proposition, y compris contingente, est vraie ou fausse intemporellement. Nous pouvons avoir l’impression qu’une seule et même proposition – comme « il neige » – peut être, selon les circonstances, tantôt vraie, tantôt fausse, mais c’est que nous ne considérons pas la proposition elle-même, qui ne peut pas contenir d’indexicaux comme « ici » ou « maintenant ».
Bolzano soutient aussi que quand nous considérons des propositions contradictoires ou « sans objet » – comme « le cercle carré est rond » –, nous appréhendons des représentations objectives, autrement dit, nous visons le vrai, même sans l’atteindre. Pour Bolzano, il y a quelque chose comme une vérité en soi, distincte de la reconnaissance que nous en avons, ou de la certitude plus ou moins grande que nous lui associons. La plupart des philosophes contemporains, quand ils ne confondent pas simplement le vrai et la saisie du vrai ou le vrai et le dire-vrai, ne croient pas en la vérité en soi. Nombre d’entre eux – qu’ils soient phénoménologues ou philosophes analytiques – ont du mal à imaginer que le vrai et le sens ne soient pas contextuels par essence. Mais s’il y a une leçon qu’on doit tirer de la lecture de Bolzano, c’est qu’il ne peut y avoir de théorie de la vérité si l’on ne laisse pas une place à la notion de vérité objective, et pas seulement en mathématiques et en logique. Et si l’on veut revenir aux racines communes de la phénoménologie et de la philosophie analytique, il ne suffit pas d’en faire le vœu pieux : il faut revenir au vrai en soi au sens de Bolzano.
Après Brentano, Husserl et ses disciples, puis l’école de Lvov-Varsovie et les positivistes viennois, puis Cavaillès, qui furent ses premiers lecteurs au XXe siècle, l’œuvre de Bolzano a été relue dans le contexte de la tradition philosophique autrichienne, qui partage avec le philosophe de Prague un fort anti-kantisme, un goût prononcé pour la logique, une sympathie pour l’empirisme. De très nombreux philosophes et commentateurs s’y sont intéressés. Mais s’il y a un traducteur auquel il faut rendre un hommage appuyé, c’est Jacques English, qui a traduit cette version de la Wissenschaftslehre en français pour la première fois, après avoir traduit un grand nombre d’œuvres de Husserl. Certes, on ne peut qu’être déçu qu’il s’agisse d’un choix de textes et non pas du livre entier (qui eût compté au moins trois volumes identiques), et il est un peu frustrant, quand on attend des développements importants, de se trouver face à des résumés. Mais, comme avec le Nachlass de Frege, on peut dire qu’on peut en extraire de l’or et on ne peut qu’être reconnaissant à Jacques English de nous avoir donné accès à une telle mine.
Pascal Engel
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