Mais il faudrait écrire aujourd’hui New York à la place de Hollywood. Et préciser que les films qui viendraient remplacer les comédies de Preston Sturges et les drames de Billy Wilder si finement analysés par Agee dans les années quarante, seraient le plus souvent des productions issues du cinéma indépendant, parfois carrément fauchées, mais qui ont réussi à s’imposer en dépit d’une atmosphère newyorkaise délibérément raréfiée.
Maggie a un plan n’échappe pas à la règle : en dehors d’un épisode farfelu et enneigé au Québec, on ne sort guère de Greenwich Village, voire très précisément des quatre blocs qui séparent Washington Square de la treizième rue. Le rôle titre est tenu par Greta Gerwig, idole et icône de cette scène cinématographique située à Manhattan et que l’on a appelée « mumblecore », sorte de nouvelle vague américaine contemporaine, d’ailleurs très franco-centrée. L’étroitesse du budget est compensée par l’acuité du regard porté sur les défauts mais aussi sur le charme de personnages égotistes. L’humour, indéniable, prend invariablement sa source dans la névrose des protagonistes. Woody Allen et Éric Rohmer sont les vrais parrains d’un mouvement qui affecte aussi la production télévisuelle, de Bored to Death à Girls en passant par Mozart in the Jungle.
Dame Greta est une actrice incroyable : star autant qu’anti-star de cette génération (elle n’a que trente-trois ans), elle doit ce double statut à la force de sa présence ; tous les films où elle apparaît semblent des chapitres de sa propre vie. On la voit hésiter et affirmer de façon péremptoire, chercher la solution de la « bonne vie » et foirer avec un enthousiasme désarmant. Fille ou petite sœur idéale, elle impose au spectateur une familiarité qu’elle s’empresse de mettre à distance ; elle en fait soudain trop, au point d’embarrasser, on se demande en permanence ce qu’elle va encore inventer. Le plus fort est qu’une telle présence impavide, bloc et roc tout à la fois, sait se rendre malléable et se plier à la singularité des auteurs les plus divers : son compagnon Noah Baumbach a probablement tiré d’elle le meilleur avec Frances Ha (2012) ou le récent et brillant Miss America (2015), dans lequel son personnage de tonitruante trentenaire qui n’arrive à rien est présenté avec une distance ironique par le récit de la jeune étudiante interprétée par Lola Kirke (la hautboïste de Mozart in the Jungle, pour les amateurs). Et il y aurait probablement un livre à écrire sur ses apparitions chez Woody Allen (To Rome with Love), Daryl Wein (Lola Versus) et dans Damsels in Distress de Whit Stillman – nous reviendrons le mois prochain sur cet épatant cinéaste à l’occasion de Love and Friendship.
Greta Gerwig donne une nouvelle version de son personnage récurrent dans Maggie a un plan, de Rebecca Miller, fille d’Arthur, laquelle avait déjà signé un beau portrait de femme – doublement interprétée par Robin Wright Penn et Blake Lively – avec Les Vies privées de Pippa Lee (2009). Elle a grandi, son « plan » est d’avoir un enfant toute seule : elle a choisi le donneur de semence, un matheux reconverti dans la fabrication de cornichons, et accomplit l’audacieuse expérience de l’auto-insémination artificielle. The New School for Design (5ème avenue, 13ème rue) l’emploie pour son intelligence et son esprit pratique qui lui permettent d’établir un pont entre création et industrie.
La célibataire newyorkaise, éduquée par une mèrequaker, a moins de chance sur le plan sentimental, d’où la décision initiale. Mais, dans la froidure de Washington Square – il s’agit d’un film d’hiver –, Maggie rencontre John (Ethan Hawke), intellectuel névrosé vivant sous la coupe de Georgette, brillante universitaire d’origine danoise (accent imité à la perfection par une Julianne Moore très inspirée). Il arrive ce qui doit arriver. Trois ans passent. Maggie, désormais mère d’une charmante petite fille, vit avec John, qui « se réalise » enfin en tant qu’écrivain. Et c’est évidemment ici que le film devient intéressant. Le point de vue est résolument féministe : l’esprit pratique de Maggie la conduit à tout régler sans effort apparent, pendant que John, après un premier essai concluant, s’est embarqué dans un second roman, disons plus difficile… Le bonheur n’est pas au rendez-vous, Maggie, lassée de connaître un nouveau désamour, souhaite renvoyer John vers sa première épouse : son autre « plan » va consister à les réunir.
Il s’agit ainsi d’une « comédie du remariage » (selon l’expression du philosophe américain Stanley Cavell) assez originale car elle doit d’appartenir à ce genre à la volonté de la seconde épouse. Si les films étudiés par Cavell (The Philadelphia Story de Cukor, par exemple) plaçaient la femme au centre du dispositif activé par les hommes, la situation est ici inversée : ce pauvre John ne comprend vraiment rien, et se trouve être le pur jouet des stratégies féminines. La chose n’est pas nouvelle, mais le complot féminin est ici jubilatoire. Toutefois, le spectateur aura le plaisir supplémentaire d’une pirouette finale : le contrôle de Maggie sur sa destinée et celle des autres n’est pas aussi complet qu’elle veut bien le croire…
Maggie a un plan touche ainsi à « ce dont le cinéma est capable ». La production du film, confiée à Rachel Horowitz, confirme le diagnostic ou la sentence : le cinéma est vraiment devenu une affaire de femmes.
Marc Cerisuelo
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)