Parfois, il se produit une accélération, quelques jours, quelques semaines, quelques mois permettent d’établir la hiérarchie esthétique, comme le montrent certains épisodes de l’histoire littéraire. Ainsi en va-t-il de la cabale ourdie en 1677 contre la Phèdre de Racine, vainement concurrencée par Phèdre et Hippolyte, la médiocre tragédie de Pradon, au succès éphémère. Cela posé pour nous intéresser au cas de Maurice Sachs (1906-1945), longtemps considéré comme un petit maître, voire un écrivain mineur, reconnu à présent comme un remarquable prosateur dont peut s’honorer la littérature française du XXe siècle. C’est justice de voir célébrée sa qualité de créateur (sinon d’individu, largement peu recommandable – « Mais, diable ! quel rapport entre la vertu et le talent ? », s’exclamait Roger Stéphane en 1949) dans un passionnant Cahier de l’Herne, orchestré par l’enquêteur avisé qu’est Henri Raczymow, auteur de Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, biographie parue en 1988.
La légende sulfureuse qui escorte le personnage, du reste responsable de son destin et lucide quant à ce trait, a durablement été privilégiée, faussant l’approche littéraire au bénéfice d’une complaisance dans le cloaque. Il ne suffit pas d’être juif, homosexuel, escroc, trafiquant, déserteur conjugal, traître, collaborateur, gestapiste (« Maurice fricotait », résume sobrement Violette Leduc, qui l’aima sans retour et dont il traça un portrait plutôt « vachard »), pour avoir du talent. Il faut avoir du talent pour transcender en art ces matériaux constitutifs d’un caractère. La plupart de ses textes ayant été publiés à titre posthume, un certain délai de réflexion favorisa l’appréhension de l’œuvre. Assez précocement, quelques lecteurs clairvoyants ne s’y trompèrent pas. Ainsi Pierre Fresnay, dont les activités théâtrales l’amenèrent à travailler avec Sachs en 1935-1937. Bien des années plus tard, en janvier 1973, il témoigna de sa sympathie et de son admiration pour lui, se félicitant de « la précieuse chance d’avoir connu Maurice Sachs » et vantant « ses dons d’écrivain de race ». Il conte avec amusement des anecdotes révélatrices de la truanderie, assumée jusqu’à l’insolence, de Sachs, qui lui avoue, au terme d’une série de représentations, avoir vendu le décor de la pièce. Mieux, ou pis encore : se trouvant fréquenter Yvonne Printemps, l’épouse de Fresnay, il lui déclare, pour finir, garder « un seul regret » de ses « rencontres avec elle », celui « de n’avoir jamais tenté de vous voler vos bijoux », lui l’expert en larcins et trafics, qui comptait Jean Cocteau parmi ses illustres victimes.
Puisque, entre les contributions fructueuses dont ce Cahier abonde, j’ai choisi l’axe de la reconnaissance de l’œuvre, je continuerai avec un des lecteurs les plus perspicaces de notre temps, un des premiers à avoir mis à sa juste place l’auteur du Sabbat et surtout de La Chasse à courre, je nomme ici Maurice Nadeau, dont l’analyse brille comme une précieuse pépite. Il rend compte de ce dernier ouvrage dans Combat le 10 mars 1949. Il y salue « un gredin de haute volée », manière d’opérer la fusion du jugement artistique et de l’évaluation éthique. Faute de citer l’article entier, qui est d’une admirable facture, on en retiendra telle ou telle phrase : « Âme corrompue et veule, jouisseur égoïste, cet individu sans scrupules et candidement amoral, abject par tant de côtés, appartient à l’aristocratie de l’écritoire. Non seulement il est incapable d’une bassesse de plume, mais son style possède une tenue dont sa vie était dépourvue. » On relit, on apprécie. Il y a là une sûreté du regard qui fait du critique un écrivain lui aussi « de haute volée », au point qu’on est tenté de mêler leurs voix.
La Chasse à courre s’achève par des lettres que Sachs rédige à Hambourg où, engagé volontaire au STO, puis indicateur au service des nazis, il travaille en 1943 comme ouvrier grutier tout en faisant des projets d’avenir. Ces lettres dessinent une insolite silhouette, occupée à méditer calmement sur sa condition dévoyée : « Je crains, quant à moi, d’épuiser une vie à vivre et de ne jamais avoir le temps d’apprendre à vraiment bien écrire, volupté que je considère à toutes supérieure. » Et, en date du 28 juillet 1943, cette réflexion qui ramasse l’inaccompli de son existence, suspendue au-dessus de l’abîme : « Oui, reste à écrire ce livre qui ne veut pas sortir depuis dix ans et qu’il faut sortir. » Ce vers quoi il marche, à demi inconscient, exténué, c’est sa fin, abattu le 13 avril 1945 par un SS au bord de la route. Je ne peux m’empêcher de penser à la fin du Procès : « Comme un chien ! »
Ne serait-ce que parce qu’il nous incite à relire Sachs (et Kafka), c’est un bonheur amer de se plonger dans ce Cahier de l’Herne. Le temps, qui trie tout, a rempli son office. Le « mauvais sujet », tel qu’il se nommait dans une lettre à Gaston Gallimard, courant à sa perte, est sauvé.
P.-S. : Les éditions de l’Herne publient simultanément un inédit inachevé, Mémoire moral, qui annonce Le Sabbat, et Derrière cinq barreaux, suite d’esquisses où, la gorge nouée, on entend cet aveu : « Je sais bien rire de moi devant le monde, mais tout seul je ris jaune. » On s’interroge : est-ce façon de jouer à qui perd (dans la vie sociale) gagne (dans la création artistique) ?
Serge Koster
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