Cette ville qui a marqué Emmanuel Villin lorsqu’il était reporter au Moyen-Orient ressemble comme deux gouttes d’eau à Beyrouth avec sa corniche, son phare au rebut, ses quartiers populaires, ses ruelles et ses barrages militaires. On y trouve des appartements dans lesquels l’électricité n’arrive qu’à certaines heures – au milieu de la nuit, des concerts de vrombissements du matériel électroménager signalent la remise sous tension des quartiers –, des petits commerces, un casino et le Sporting Club, un lieu de détente où l’on sert aux nageurs de magnifiques jus de fruits. L’intérêt principal du Sporting Club est sa piscine. C’est là que le narrateur du roman trompe son ennui en attendant que le grand écrivain Camille, vieil homme toujours séduisant qui ressemble à Lucien de Samosate, l’auteur du Dialogue des morts et de l’Éloge de la mouche, accepte de répondre à ses questions. Un projet d’entretien a poussé le jeune homme à s’installer à Beyrouth quelque temps pour se rapprocher de cette figure des lettres, mais Camille le fait lanterner et leur projet commun n’est pas près d’avancer.
Diffusant son ambiance avec légèreté, le livre d’Emmanuel Villin explore le charme étrange d’un monde revenu au calme après la guerre. Immergé dans un environnement un peu bancal, voire déliquescent, c’est au bord de la mélancolie que le romancier nous pousse doucement tout en nous retenant d’une main. Pour améliorer le bien-être de ses lecteurs, ce clubber qui a tout du dilettante fournit même sur les rabats de son livre une playlist à écouter pendant la lecture. Curiosité éditoriale, cet accompagnement pour amateur d’eau chlorée ajoute une perspective ensoleillée à la langue à la fois ample et d’une grande fluidité de l’ancien journaliste qui sait construire un espace accueillant. La tonalité de son roman rappelle nettement celle de La Couleur inconnue de Jacques Gélat (Corti, 2000), dont le lieu accueillant était une académie de billard – après Le Désert des Tartares ou Le Rivage des Syrtes, et toutes ces « civilisations rêveuses » (Antoine Blondin) dont Jacques Abeille est un autre démiurge. Et puis on se prend à rêver aux boîtes vitrées du miniaturiste Ronan-Jim Sévellec, qui cultive admirablement les vibrations du délabrement et des splendeurs enfuies.
Au bout de ses peines, le narrateur constate, lorsqu’il entreprend d’écouter les premières bandes enregistrées durant ses premiers rendezvous avec Camille, qu’elles ont été également frappées. Et, au fond, c’est comme s’il avait attendu Godot lui aussi, entrecoupant ses attentes de rares moments habités par la présence d’amis ou d’inconnus. « La perspective d’une séance de cinéma nocturne et par surcroît en plein air sembla le ravir et il y voyait l’occasion de nous préparer quelques Dry Martini dont, disait-il, il avait le secret. Nous fîmes un saut à l’épicerie pour nous procurer du vermouth, du gin, des olives vertes, non sans avoir auparavant récupéré à son hôtel une petite mallette en osier qui contenait un nécessaire à cocktail de voyage composé d’un shaker, de quatre gobelets en étain, d’une passoire à glaçons et d’une cuillère à mélange (il n’y a vraiment qu’un Anglais, ou un alcoolique, pour voyager avec ce type d’ustensiles). » À croire que c’est Lawrence Osborne (Boire et déboires en terre d’abstinence, Hoëbeke) qu’Emmanuel Villin a croisé avant de quitter le Liban, devenu synonyme d’échec pour son personnage.
Ode à Beyrouth et élégie d’une ambition, Sporting Club est le roman d’une mutation exprimée avec cette élégance qui seule efface les stigmates de la déception. Il reste ces chansons et la sensation délicieuse de ces moments enfuis dans un cadre unique. On croit les avoir rêvés.
Eric Dussert
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)