C’est dans cet interstice que se niche le premier roman mettant en scène Marguerite Duras, signé Alain Vircondelet et intitulé Cet été-là, de braise et de cendres. Ce roman m’a attiré, comme il attirera les nombreux « accros » de Duras, car il se situe entre deux moments clés : la période narrée dans le récit La Douleur, qui d’ailleurs est écrit en partie à ce moment-là, et la rédaction de L’Espèce humaine de Robert Antelme. Avant de lire Vircondelet, il sera plus qu’utile de lire ces œuvres, non pas pour comprendre, mais pour toucher ce dont il s’agit.
La Douleur est le récit de l’attente du possible retour de Robert lors de la libération des camps. Une plongée dans l’angoisse folle d’une femme au bout de ses forces mentales, errant dans un Paris chaotique. Rarement un texte aura approché d’aussi près le point de rupture d’un individu ; on peut même penser qu’il est parvenu à s’y loger tout à fait.
L’Espèce humaine est le témoignage de Robert Antelme sur Dachau. Le plus marquant que j’ai lu. Car il porte le récit des camps à un niveau métaphysique, que même Primo Levi n’atteint pas, tout en se hissant au niveau de vérité des plus grands témoignages. Je resterai personnellement marqué toute ma vie par ces passages où Antelme note, aux antipodes d’un certain humanisme, qu’il préférerait être une de ces pierres jonchant le sol du camp glacé, ou une vache derrière les barbelés. Car les SS ne font de mal ni aux cailloux ni au bétail. Les choses et les animaux suscitent leur indifférence, et cette indifférence est un luxe inimaginable. On ne traite pas les déportés « comme des animaux », ni comme des choses, on leur réserve le sort ignoble que seuls des hommes peuvent imaginer pour d’autres hommes. L’énigme des camps, c’est cela, ce qu’un humain peut faire subir à un humain, précisément parce qu’il est humain. Résonne ainsi amèrement l’Humain trop humain de Nietzsche, dont on se dit que les fulgurances, finalement, visaient juste.
Pour Vircondelet, cet été est décisif. Car c’est là que se cristallise la vocation – faible mot – de Marguerite pour son destin d’écrivain. Oui, elle a écrit auparavant. Deux livres et des textes alimentaires. Mais la guerre a tout changé : elle a radicalisé Marguerite, alchimisé en métal brûlant la cendre de ses malheurs passés qui se confondent dans son âme avec la cendre des assassinats de masse. Et cette radicalité totale ne peut s’exprimer que dans l’écriture. S’il y a eu radicalisation, c’est celle d’un préexistant. Et le livre, à travers les pensées de Marguerite Duras décrites par un narrateur omniscient, car l’on ne saurait se permettre de parler à la place de l’écrivain Duras, va à sa rencontre. Un passé que l’on connaît par les œuvres de Marguerite va prendre un sens particulier à ce moment-là.
La guerre a exacerbé les vieux traumatismes de Marguerite Duras. Ceux que l’on découvre dans Un barrage contre le Pacifique. Cette idée que la nuit revient toujours, comme l’eau qui brise les barrages, reprendre ce que l’on a. Écrire, c’est reprendre la vie à la nuit qui la dévore. C’est pourquoi le besoin d’écrire l’« assiège ». Il s’agit de repousser un assaut. L’image obsédante de la nuit noire perçue depuis le pont du bateau qui ramène la famille d’Indochine revient à plusieurs reprises. C’est une écriture radicale que celle de Duras, car c’est une écriture qui se confond avec le fait de vivre. La vie est plus forte que tout chez cette jeune femme, et c’est pourquoi, même si elle aime Robert, d’un amour éternel et pur, elle ira chercher l’amour vital, et le désir de vie – d’enfant – (ce qui la sépare à jamais de Simone de Beauvoir) chez Dionys, et Robert le comprendra. Ce même Robert qui s’attache à revivre, doucement, « pas à pas », patiemment, car manger trop le tuerait. Sa lente renaissance n’est que le miroir de celle de Marguerite. C’est l’été du Phoenix.
Écrire, c’est affirmer par les mots sa révolte contre le monde en même temps que contre la mort : celle du père, du petit frère, celle revécue mille fois de Robert quelque part dans le froid de l’Est. La mort aussi, atroce, de l’enfant mort-né de son ventre pendant la guerre. Révolte multiforme, donc. Marguerite a résisté, dans le réseau Mitterrand, puis a adhéré au Parti communiste dans les catacombes, attirée par un communisme total, fusionnel, prométhéen. Elle a souhaité la mort des Allemands mais, en même temps, ne peut s’empêcher de respecter la transgression chez certains collaborateurs qui, certes, méritent leur sort. Elle ne peut non plus s’empêcher de défendre ces femmes tondues, car elle comprend la radicalité de leurs choix physiques.
Elle écrira, donc. Elle ne sera plus la « femme de lettres » de la rue Saint-Benoît, qui y tenait sa « ruche », mais l’écrivain. Écrire malgré l’impossibilité d’écrire que semblent hurler Hiroshima et les camps. Et Vircondelet n’en parle pas, mais là se dévoile déjà la femme qui répondra, à son amour qui prétend le contraire, qu’elle a tout vu à Hiroshima. « Continuer à écrire, voilà l’aveu de la guerre. »
Vircondelet nous permet de comprendre que l’écriture de Duras est tout sauf intimiste. Qu’elle est, paradoxalement, une écriture ultra-politique. C’est l’écriture d’insurrection contre ce que la guerre a fiché en elle : le sentiment d’une révolte, sans limite autre que l’enveloppe des mots, contre la souffrance humaine. S’il a voulu écrire un livre qui ressemble à Marguerite Duras, car il fusionne tous les sentiments, ne distingue pas entre la fureur politique et la passion de la chair, il n’a pas commis l’erreur d’essayer d’écrire comme Marguerite, ce qui l’aurait condamné à l’échec, au pastiche, à la parodie à contrecœur. L’écriture du roman opte ainsi pour une certaine sobriété, tenue, nette, qui laisse tout de même sa place à la couleur poétique qu’impose Duras. C’est ainsi un bel hommage, d’un drôle de genre – un roman ayant vocation de compléter une biographie –, que livre Alain Vircondelet. C’est une nouvelle femme qui naît en 1945 à l’intérieur même de la femme de l’exil et des pertes irrémédiables. Du feu de la guerre a surgi le Phoenix.
Jérôme Bonnemaison
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