Qu’est-ce que j’appelle un mauvais roman ? Eh bien, par exemple, un roman où les personnages « hochent la tête », « froncent les sourcils », affichent une « humeur massacrante », écoutent une rumeur « se répandre comme une traînée de poudre », etc. Je l’ai déjà noté ailleurs, les clichés sont les cadavres du langage.
Aussi mon plaisir de lecture est-il presque total à la découverte de Fils du feu, de Guy Boley – presque, car, page 116, on frôle l’accident, qui nous est pourtant épargné, l’auteur ne s’étant pas contenté de la plate expression, mais l’ayant enrichie d’une éclairante détermination qui nous la fait agréer : « Elle hocha la tête d’une façon névrotique, tel un jouet mécanique ou une poule qui picore. » M’accusera-t-on de pinailler ?
Voici donc le premier roman de Guy Boley, qui a pris son temps pour y venir, à plus de soixante ans. Parmi les métiers qu’il a exercés (métiers manuels, métiers du spectacle), mon attention est retenue par celui de maçon, qui le rapproche d’Erri De Luca, avec qui il me semble partager la puissance des sensations et des images inédites, inouïes. Ils ont le don de dévoiler des pans de réalité au long des rythmes d’une prose intense. Lisons Guy Boley : « Le soir où papa usa de maman comme d’une enclume, j’avais l’oreille collée à la porte / au mur / au plancher / au papier peint / à la poussière / aux cris / aux silences, et je tremblais comme font les saules sous le vent. » Prose poétique d’autant plus saisissante qu’elle se déploie en accord, en harmonie avec l’intrigue.
Plutôt que d’intrigue, il s’agit d’une chronique, l’histoire de ferronniers d’art dont l’auteur transcende l’existence laborieuse par le recours à des visions épiques. Fils du feu, titre à résonance mythologique, nous promet d’échapper à la platitude naturaliste et psychologisante de nombre de romans de formation. Ce qui nous est conté, c’est la vie incendiée, la vie endeuillée d’une famille adonnée à la forge, dont les lueurs et les halètements créent un foyer fabuleux. Le narrateur, plus tard peintre homosexuel (tout cela très discrètement inscrit dans la trame), demande à sa mémoire autant qu’à son art de faire revivre ce père façonné comme Vulcain, cette mère inconsolable de la mort prématurée du premier fils, mort à laquelle elle oppose un déni bouleversant, cette grand-mère experte en la technique d’étêter les grenouilles, et ce compagnon de la forge, Jacky, « l’Adam de bronze, mon premier grand amour, qu’innocemment j’aimais comme aiment les enfants, c’est-à-dire à plein cœur, et démesurément ». Si je ne m’attarde pas sur ce qu’on désigne sous l’étiquette d’intrigue, c’est qu’elle est la musique même de ce style envoûtant. À chacun de s’y rendre sensible. Et de ne pas perdre cette saveur allusive qu’entraîne l’évocation, vers la fin, du cimetière d’Ornans, où rôde le fantôme cyclopéen de Gustave Courbet.
Pas une fois Guy Boley ne succombe au péché de vérisme, sa prose est portée par une incandescence qui ne s’adoucit qu’avec l’extinction du feu de l’antre. On admire le talent de l’artiste, tant il a su rendre indissociables et prenants les flammes de la forge et les éclats de la phrase. Et surtout on lui est reconnaissant d’avoir respecté et même magnifié les lois de son art poétique, posé au seuil du roman : « Les scansions de l’enclume forgent l’alexandrin, les rythmes des marteaux sont ceux du cœur humain, ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat ».
Voilà un baptême du feu auquel on est heureux de prendre part.
Serge Koster
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)