Saul Friedländer est l’un des auteurs majeurs concernant l’histoire de la Shoah. Il lui a consacré un livre en deux volumes, L’Allemagne nazie et les juifs. Il a commencé à tenir un journal le 17 janvier 2023, interrompu fin juillet et repris le 7 octobre 2023. Ce journal n’est pas un compte-rendu au jour le jour. Il présente ce qu’observe et vit Friedländer, avec des plongées dans l’histoire assez récente (début du XXe siècle), afin que le lecteur comprenne ce qui se joue en Israël, entre Israël et les Palestiniens, entre Arabes et autres communautés du Moyen-Orient, entre le Moyen-Orient et le reste du monde. Je ne chercherai pas à résumer ce « journal », mais à en saisir les quelques aspects que j’ai cru comprendre.
La plus grave crise de l’histoire d’Israël
Pour Friedländer, elle présente deux visages : menace existentielle, haine massive internationale. Du jamais vu depuis les nazis. L’avenir lui apparaît comme une succession de trêves et de nouvelles explosions. Ce pessi misme était déjà présent puisque, à la veille du 75e anniversaire de la création de l’état (14 mai 1948), 48 % des Israéliens craignaient une situation aggravée dans les années suivantes. Il écrit : « La violence palestinienne vise l’existence même d’Israël, ce qu’aucun d’entre nous ne peut accepter. » Friedländer écrivait pourtant le 7 avril 2023 : « La seule solution, à mon avis, serait un retrait de la Cisjordanie […]. Évidemment assorti d’une présence internationale dans les terri toires, d’une démilitarisation, etc. Deux États, avec des liens économiques, et le cas échéant une fédération. » L’idée de fédération (donc d’un troisième état) avait été esquissée lors des réunions de la commission de l’ONU chargée d’étudier les conditions de création de l’état d’Israël. Quelques mois plus tard il cite la proposition d’un ancien dirigeant du Mossad : après la guerre, prendre la Jordanie comme partenaire actif des pourparlers entre Israël et la confédé ration jordano-palestinienne. Le degré d’auto nomie des Palestiniens serait à négocier entre eux et les Jordaniens. Il estime que la question la plus épineuse est la composition d’une force internationale de contrôle stationnée dans une zone entre Israël et Gaza. Dans l’immédiat, l’objectif réaliste est que le Hamas ne contrôle plus Gaza. Friedländer n’hésite pas à fustiger les dirigeants politiques israéliens, à commencer par Golda Meir, laquelle estimait qu’il n’existe pas de peuple palestinien. Ses cibles favorites sont Ben-Gvir (chef de la Force juive et ministre de la Sécurité nationale) qu’il voit comme un « clown » néfaste, maléfique, diabolique, qui vise la suppression des Palestiniens, et Smotrich (ministre de l’économie et supréma ciste juif), tous deux racistes anti-arabes. Il voit Yariv Levin (ministre de la justice) comme un « serpent venimeux – à lunettes ». Il ne cesse d’exhorter Netanyahou – le « vénéneux » – à quitter son poste de Premier ministre. « L’ensemble du gouvernement se compose d’une bande de monstres » mais on doit les garder, bien qu’une grande partie des Israéliens pensent que Netanyahou doit démissionner.
Trois sortes de clivages
Parmi les explications des tensions perma nentes en Israël, Friedländer décrit trois sortes de clivages :
– Entre laïcs et religieux. En guise de plaisanterie radicale : création d’un état traditionnel et religieux (Mizrahim) et d’un état libéral et Saul Friedländer laïque (Ashkenazim). Les religieux ont des privilèges exorbitants et reçoivent d’énormes subventions. Ils réclament l’équivalence entre service militaire et étude de la Torah.
– Entre Sépharades et Ashkénazes. Les premiers continuent à être jugés comme inférieurs, incultes par les seconds, et leurs jeunes sont poussés vers l’enseignement technique. Friedländer n’hésite pas à parler d’une « société de castes ».
– Entre Juifs et Arabes en Israël. Tout en ayant des rancœurs envers la communauté juive, les arabes israéliens préfèrent vivre en Israël ; 80 % d’entre eux dénoncent les actions du Hamas.
Le 7 octobre 2023
Friedländer rappelle que le Hamas déclare dans sa charte (revue en 2017) vouloir détruire Israël. L’attaque massive n’était pas impro visée. Le Hamas l’avait préparée durant des mois : la clôture séparant Gaza d’Israël avait été reproduite dans ses moindres détails, les assaillants disposaient de cartes détaillées des kibboutzim proches de la frontière. Selon le QZs no 1262 19 MéMoires, téMoignages Wall Street journal, cinq cents combattants avaient été formés en Iran en vue de l’attaque. Le jour même : paralysie totale des cyber réseaux israéliens, sans doute par la Russie, seule capable d’y parvenir. La résistance du Hamas peut durer très longtemps, car il contrôle encore cinq cents kilomètres de galeries (coût : un milliard de dollars) avec de la nourriture et du carburant pour des mois1. L’attaque a aussi montré l’impréparation des forces armées israéliennes : dans la périphérie de Gaza, pas un seul char, voiture blindée ou bulldozer. L’armée avait placé trois ballons de surveillance à certains endroits autour de Gaza. Ils étaient tombés au sol : le technicien chargé de les réparer était occupé… Après la tuerie Friedländer rapporte quelques exemples de l’incurie de l’armée et de la cruauté du Hamas :
– Deux enfants, dont les parents avaient été tués, ont téléphoné. Il a fallu douze heures pour organiser les secours : des amis et des civils – avec armes légères et cartes – sont venus les libérer. « Pas un seul soldat en vue ! L’armée n’était nulle part ! »
– Un ami israélien, vivant aux états-Unis, a appris que son oncle avait été tué, sa femme très blessée et leur fille prise en otage. Il a passé quinze jours en Israël : personne ne l’a contacté.
– Antony Blinken a rapporté ceci au Sénat américain : un garçon de six ans et une fille de huit ans ont vu leur père avoir les yeux arrachés, leur mère les seins tranchés, puis un pied de la fille a été amputé, et des doigts du garçon coupés. Ils ont ensuite été exécutés. « Ensuite, leurs bourreaux se sont assis et ont cuisiné un repas. » Qui apporte de l’aide ? La société civile et les réseaux de bénévoles qui avaient manifesté contre la réforme judiciaire. Ils ont combattu là où l’armée brillait par son absence.
Antisémitisme
L’antisémitisme est remonté en flèche dans les pays d’Occident. Friedländer, qui vit à Los Angeles, relate que des étudiants de Harvard et de Cornell ont appelé à tuer les Juifs. Et mentionne une augmentation de 388 % d’actes antisémites à Chicago. Une accusation fréquente est celle de « génocide » du peuple palestinien, avec référence obligée à la Shoah et à Hitler. Ces références le crispent : elles manifestent la stupidité et une ignorance totale. La réaction de certains Israéliens n’est pas meilleure : l’ambassadeur d’Israël à l’ONU a cru bon d’arborer une étoile jaune ! En fait « la haine des Juifs n’était qu’en sommeil depuis la Seconde Guerre mondiale. » Les actes antisémites, qui en France s’amplifient depuis quelques mois, ne font que confirmer ce constat.
Michel Juffé
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