Le cinéma anglais étant rarement à l’honneur, on peut se demander quelle mouche a piqué les programmateurs de proposer un hommage à Anthony Asquith, hors de toute actualité anniversaire. Grâce à l’ignorance active des Cahiers du cinéma canal historique, les cinéastes d’outre-Manche ne disposent déjà pas d’une réputation enviable, mais Asquith ! Comme si on s’intéressait brusquement à Jean Delannoy ou à André Cayatte ! Les historiens les mieux disposés ne lui accordent guère que deux ou trois titres notables, à ranger sur le rayon des classiques, avec la poussière pour seule compagne. Honorer les grands anciens, d’accord, encore faut-il qu’ils aient gardé quelque crédit. Un mois tout entier consacré à cet aristocrate distingué, quelque part entre Jerome K. Jerome et P. G. Wodehouse, était-ce bien raisonnable ?
Eh bien oui. Il s’agit même d’une excellente idée que de sortir de sa boîte ce fils du comte d’Oxford and Asquith (Prime Minister entre 1908 et 1916), qui, quoique né avec une cuillère d’argent dans la bouche, choisit, à vingt-quatre ans, le cinéma, en commençant en bas de l’échelle, comme grouillot. Intelligent et cultivé, il ne traîna pas pour signer, dès 1928, son premier long métrage, que suivirent quarante et un autres, le dernier en 1965. Il est dommage que TCM n’ait pas poussé la hardiesse jusqu’à inclure des films muets, ce qui nous prive de revoir Underground (1928), remarquable thriller qui préfigure brillamment Chantage de Hitchcock, et surtout A Cottage on Dartmoor (1930), polar rural de toute beauté, petit bijou de montage comme le cinéma de la fin du muet savait en produire.
On connaît mal le travail d’Asquith avant la guerre – on ne le connaîtra pas beaucoup mieux, puisque, des huit films tournés entre 1930 et 1938, seuls deux sont annoncés, l’inconnu Lucky Number (1933) et le plus connu Pygmalion (1938), disponible en DVD. L’esprit ironique et raffiné du cinéaste était en phase avec celui de G. B. Shaw, même si ce dernier cultivait un pessimisme plus marqué ; nul étonnement, donc, devant la réussite de l’adaptation, bien plus fidèle à la pièce que la version musicale, My Fair Lady, que George Cukor mettra à l’écran en 1964. Leslie Howard est un professeur Higgins plus sec, plus détaché que Rex Harrison et, si Wendy Hiller n’a pas la grâce funambulesque d’Audrey Hepburn, elle compose une Eliza tout à fait juste. Le bruit courut que les producteurs américains de My Fair Lady avaient fait détruire toutes les copies de Pygmalion, histoire de supprimer la concurrence. Il n’en fut heureusement rien. Asquith fait preuve là d’une légèreté et d’une élégance très british que l’on retrouvera plus tard, lorsqu’il adaptera Oscar Wilde.
Mais le temps n’était plus à la plaisanterie, même élégante. La guerre était là. On sait ce que fut le quotidien des Anglais, et particulièrement des Londoniens, sous la pluie des bombes allemandes entre 1940 et 1944. L’industrie cinématographique fut conviée à participer à l’effort de guerre, ce dont elle s’acquitta avec une efficacité admirable, rare exemple d’un cinéma de propagande sans boursouflures ni prêchi-prêcha : parmi les quatre-vingts titres répertoriés (1), il y en a peu à négliger, entre les documentaires inspirés d’Humphrey Jennings, les fictions à contre-pied de Powell et Pressburger et les films militaires sans militarisme de Carol Reed, Charles Frend ou Anthony Asquith. Car celui-ci se prêta au jeu, en signant cinq longs métrages, dont quatre choisis par TCM : Radio Libre et Cottage à louer (1941), à découvrir, et Plongée à l’aube (1943), belle fiction documentée qui fait mentir notre récente affirmation sur l’ennui consubstantiel aux films de sous-marins. Quant au Chemin des étoiles (The Way to the Stars, 1945), c’est assurément un des films les plus forts de toute la période (le meilleur, selon le public anglais interrogé en 1946) : cette description, sur la durée de la guerre, d’un aérodrome où se mêlent les aviateurs anglais puis américains après 1942 échappe à l’anecdote et aux chevilles scénaristiques (grâce à l’habileté de Terence Rattigan, grand dramaturge qui collabora longtemps avec le cinéaste). Pas de gloriole, les histoires d’amour naissent et meurent, comme les pilotes, sans romanesque, le patriotisme reste digne et les travellings initiaux à travers l’aérodrome abandonné distillent une émotion véritable (Resnais connaissait le film avant de faire Nuit et Brouillard). Mesure et pudeur, telles sont les qualités mises en œuvre par Asquith.
Des qualités que l’on retrouvera intactes, une fois la guerre terminée. Le temps d’un lustre (1947-1952), car, dès le milieu des années cinquante, sa production verra alterner le bon et le médiocre, entre Ordre de tuer (1958), intéressant traitement de la culpabilité et du mensonge, et Hôtel international (1963) ou La Rolls-Royce jaune (1965), dont nous gardons un souvenir navré. En attendant, Asquith va signer trois films de haute dimension, deux d’après Rattigan, le troisième d’après Wilde. The Winslow Boy (Winslow contre le Roi, 1950) pourrait n’être qu’une sombre histoire de procès intenté à la Couronne par un père mécontent du renvoi de son fils du Royal Naval College, sur une fausse accusation de vol. On pourrait se sentir peu concerné, d’autant que l’action se situe en 1912. En réalité, le film est passionnant, par la chair qu’Asquith est parvenu à mettre autour de la pure mécanique du procès. Le remake tourné en 1999 par David Mamet se révèle bien moins réussi que l’original.
Il en est de même pour L’Ombre d’un homme (The Browning Version, 1950), le chef-d’œuvre d’Asquith après guerre : dans le remake de Mike Figgis (1994), on demeure un peu étranger, malgré Albert Finney, au drame vécu par ce professeur de grec ancien, aigri et trompé, dont la vie va changer, à la veille de sa retraite, grâce au cadeau offert par un de ses élèves – élèves qui pourtant le détestent et qu’il méprise –, l’Agamemnon d’Eschyle dans la version de Robert Browning. Devant le film d’Asquith, on n’éprouve aucune réserve : Michael Redgrave, comédien toujours impeccable, héros en capilotade, émeut à l’extrême, et son discours de distribution des prix est un grand moment. Pas de brio dans la réalisation, pas d’effets voyants – dignity, always dignity –, mais une grande finesse d’approche, qui fait du professeur Crocker-Harris un inoubliable raté.
Il importe d’être constant (1952), d’après Wilde, s’ouvre et se ferme sur un rideau de castellet. Les choses sont claires : nous sommes devant un jeu de marionnettes. Et le démontage de l’aristocratie victorienne est recréé par quelqu’un qui a été nourri dans le sérail – d’où la vigueur du résultat, brillant et féroce, plus convaincant que le remake de 1999, signé Oliver Parker. Certes, Asquith n’est pas Lubitsch et son adaptation n’atteint pas les sommets de L’Éventail de lady Windermere. Mais il se fond dans l’univers wildien avec une aisance que peu de critiques saluèrent à l’époque, sous prétexte de rejet du « théâtre filmé » – seul Pierre Kast sut apprécier cette « hypocrisie souriante » (Cahiers du cinéma n° 19, janvier 1953). TCM ne programmant pas Guns of Darkness (1962), unique titre intéressant des ultimes années de la carrière d’Asquith, on peut sacrifier le reste et s’endormir tôt. Mais ceux qui auront eu le courage de veiller ne seront pas déçus par cette redécouverte d’un cinéaste désormais trop peu fréquenté.
- Francis Rousselet, Et le cinéma britannique entra en guerre…, Cerf/Corlet, 2009.
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