C’est là une posture initiale d’honnêteté biographique (Apollinaire étant insaisissable, je ne le saisirai pas tout entier, malgré mes efforts), mais aussi d’ambition créatrice (si Apollinaire me résiste, je l’inventerai), qui aboutit à une double réussite, la seconde étant moins éclatante toutefois que la première, le contraire eût été étonnant.
Le lecteur apprendra donc beaucoup en matière factuelle, particulièrement sur les débuts et la fin d’une trajectoire en tous points insolite. Certes, les responsables, aujourd’hui disparus, d’Apollinaire dans la Pléiade, Michel Décaudin au premier chef mais aussi Claude Debon, avaient déjà déblayé largement, afin de dissiper les mystères entourant ces deux périodes, mais la contribution de Laurence Campa, fondée sur l’examen d’un monceau de documents inédits ou peu sollicités et sur de multiples rencontres avec les amis d’amis et les relations d’un poète reconnu (à la fois adulé et attaqué) de son vivant aboutit à une reconstruction magistrale.
Le futur Apollinaire pouvait à bon droit envisager son destin comme quasi légendaire dès le berceau. Les Kostrowitzky semblent de lointaine origine varègue, c’est-à-dire viking, ces conquérants du Nord qui s’insinuèrent par les fleuves jusqu’au centre de la Russie d’Europe (une de leurs tribus, les Rus’, lui donna son nom). Rurik, un roi varègue qu’Apollinaire instituera son ascendant direct, aurait fondé Novgorod en 860. Quelques siècles plus tard, l’une des branches de la famille « Kostro », fixée en Lituanie (région de Minsk), devint polonaise, puis russe contre son gré en 1793 lors du partage de la Pologne, qui n’existait plus en tant que nation en 1795.
Au milieu du XIXe siècle, un Apollinaris Kostrowicki, petit hobereau polonais mais officier russe, prenait sa retraite, épousait une Julia Floriani, dont la famille faisait partie de la minorité italienne de Wilno, et Julia accouchait en 1859 d’une Angelina. Mariage malheureux, mais enchaînement romanesque de la saga.
En effet, Apollinaris, spéculateur et escroc, après maintes tribulations, se fit nommer à Rome camérier du pape, et le poète montrait avec orgueil une photo de son grand-père dans le costume grotesque de la fonction. Quant à Julia, l’épouse, parce que son mari lui refusait avec cynisme une part de sa pension militaire, elle intenta des procès, puis s’exila en Angleterre, et enfin à New York. Sa fille Angelina, devenue Angelica et élevée en Italie chez les Dames françaises du Sacré-Cœur, se fit renvoyer pour conduite violente et irrévérencieuse de cet établissement prestigieux en 1874, à l’âge de quinze ans, et commença sans doute alors pour elle une existence d’aventures risquées. Quoi qu’il en fût, six ans après, elle mettait au monde à Rome Guglielmo Apollinare de Kostrowitzky, notre poète, né de père inconnu (peut-être un Francesco Flugi d’Aspermont, originaire du canton suisse des Grisons), et deux ans plus tard un second fils, Alberto, également de père inconnu mais il ne devait pas s’agir du même. Désormais Angelica (ou bien Olga) allait mener avec détermination sa barque de femme entretenue mais impérieuse et fière en Italie, à Monaco, à Paris, en tous lieux où l’on pouvait jouer et perdre au casino, emmenant toujours avec elle ses deux enfants et, comme elle était bonne catholique, s’efforçant de leur faire donner l’éducation la plus pieuse et la plus relevée.
En 1896, à trente-sept ans, elle rencontre enfin à Paris Jules Weil, vingt-six ans, joueur aussi invétéré qu’elle. On ne sait rien de leur relation, sinon qu’elle fut sans mariage mais qu’ils ne se quittèrent plus leur vie durant et qu’il l’accompagna partout, notamment lors du séjour belge à Stavelot, si essentiel pour la formation de la sensibilité de l’aîné des garçons ; Stavelot que les deux frères devront quitter nuitamment, après plusieurs mois passés dans un hôtel où la note ne fut jamais payée.
Le miracle, on le comprend, est que d’une enfance et d’une adolescence aussi ballottées et peu sûres du lendemain, soit issu un poète à la culture disparate mais néanmoins prodigieuse, qui ne renia jamais sa mère qu’il redoutait, bien qu’elle l’employât pourtant parfois, devenu adulte, pour des missions douteuses en Belgique ou en Hollande (Laurence Campa suggère qu’il pourrait s’agir de trafics divers, dont le recrutement de jeunes « bonnes », en fait peut-être enrôlées dans des bordels !)
Le reste des années de consolidation intellectuelle et affective de Guillaume ou Wilhelm Apollinare ou Apollinaire, qui fera de ses deux prénoms son éclatant nom de plume (l’année 1901-1902 en Allemagne, la rencontre de la gouvernante anglaise Annie Playden, qui sera la principale amoureuse récalcitrante du mal-aimé, l’aguichera sans doute et en tout cas le fuira un jour jusqu’en Amérique), tout ce qui gît à la source immédiate du recueil princeps de 1913, Alcools, nous était mieux connu.
En revanche, et malgré le travail de recherche utile mais ingrat de Claude Debon, qui pista naguère avec acharnement les affectations successives de l’artilleur Apollinaire, engagé volontaire dès le début du conflit mondial mais incorporé seulement à partir du 6 décembre 1914, puis passé « biffin » (afin de devenir officier et d’acquérir ainsi enfin une nationalité) le 18 novembre 1915 jusqu’à sa blessure à la tempe le 17 mars 1916, on ne savait rien d’essentiel sur la triste aventure militaire. Car l’essentiel est non cette aventure interrompue elle-même, mais le retentissement qu’elle a eu sur la vie intérieure du poète et l’élaboration concomitante ou ultérieure de ses derniers textes en prose ou en vers.
Or je puis bien avouer avoir partagé avec nombre des amis anciens d’Apollinaire (ceux du Paris bohème, pauvre et libre d’avant 1914) l’impression que l’auteur fantaisiste et non conformiste d’Alcools, inventeur de formes et de frissons nouveaux, avait été métamorphosé par la guerre en assez peu sympathique belliciste ou au moins en nationaliste bon teint, tout en laissant voir, dans sa correspondance privée, qui fait partie intégrante de son œuvre, une mentalité de macho fort décevante, et le tout dans une texture poétique devenue assez platement conventionnelle.
Or, le dispositif narratif qu’adopte Laurence Campa pour raconter ces mois fiévreux et cruciaux de l’équipée guerrière modifie notablement ce jugement. Opérant un collage aussi efficace que subtil, elle met en rapport de coalescence immédiate au jour le jour la réalité effroyable des opérations militaires de la première période (celle où Apollinaire est artilleur « sous-off » et croit pouvoir encore se griser d’un « Dieu que la guerre est jolie ! ») avec les lettres torrides et parfois niaises adressées à Lou (Louise de Coligny, une jeune femme avide de sensations, passablement sadomasochiste et que la guerre faisait vibrer).
Ce devient alors une évidence pour le lecteur que le caractère paroxystique et souvent choquant – non par l’effet d’une saine verdeur mais à cause d’une brutalité soldatesque irrémédiable – naît directement, dans cette correspondance malgré tout « littéraire », des conditions subhumaines où l’écrivain est immergé. Même l’extrême tension nerveuse, même le souvenir des nuits effrénées vécues avec Lou, ne justifient pas toujours que l’idéal féminin d’Apollinaire soit alors comparé à une jument au fessier surabondant, et l’amour à une pénible séance de domptage, mais enfin le couple guerre répugnante/répulsives étreintes charnelles finit par faire resurgir opportunément à la mémoire, en manière d’absolution, l’aphorisme de Michaux : « Les pensées de la couche du dessous sont rarement belles », et que dire du quatrième dessous que fut l’« héroïque » boucherie ?
Le cas de Madeleine Pagès, la gentille Oranaise que Guillaume rencontra dans un train dans le Midi, dont il s’éprit (choisit de s’éprendre) presque aussitôt, pour qui il passa en Algérie son unique permission du 29 septembre 1915 au 9 janvier 1916, et qu’il délaissa enfin dès avant sa blessure pour l’oublier définitivement par la suite, ce lamentable fiasco qui fit de la jeune fille (elle ne se maria jamais) l’éternelle mal-aimée, on le mettra aussi tout entier sur le compte de la guerre, de ses terreurs tant bien que mal camouflées, de ses espoirs puérils.
Apollinaire, qui depuis l’enfance avait traîné, parfois avec panache, souvent anxieusement, une existence d’apatride, de personne déplacée, de saltimbanque sans feu ni lieu, Apollinaire, entouré à Montmartre et ailleurs de comparses géniaux mais comme lui « hors sol » (Picasso, Max Jacob, René Dupuy le marin opiomane dit René Dalize, Modigliani, Moïse Kisling, Cendrars), fut précocement vieilli par le conflit interminable et, enfin intégré dans une nation (son décret de naturalisation lui parvint trois jours avant sa blessure), aspira éperdument à la normalité, au mariage (ce fut, in extremis, avec Jacqueline Kolb, la jolie rousse, bien peu de temps avant la mort dans l’épidémie de grippe dite « espagnole » et en fait américaine), à une progéniture abondante destinée à repeupler la France émasculée par la faucheuse immonde. Quelle tristesse ! Trop explicable cependant.
Et qu’en est-il de la seconde gageure, celle d’inventer et de rendre plausible l’Apollinaire inconnaissable, qui bien sûr est celui de l’œuvre ? Une œuvre à ce point multiforme qu’elle est déconcertante, celle d’un poète qui à la fois couronne la modernité baudelairienne, verlainienne et fin-de-siècle et se reconnaît pour ancêtres Villon, Rabelais, la Pléiade, le XVIIIe siècle, d’un critique d’art presque infaillible, qui ne surestima (un peu) la gloire future de Marie Laurencin que parce que c’était la seule femme (ravissante) dont il se sût aimé, d’un créateur de revues, d’un éditeur, d’un chef de file peu enclin aux abus de pouvoir (une exception dans le monde des lettres, hier comme aujourd’hui).
Là, Laurence Campa, si elle est toujours convaincante lorsqu’elle fournit des éclaircissements sur tel point précis (l’amitié circonspecte avec Cendrars, la reconnaissance précoce de Breton, l’acception apollinarienne du mot « surréalisme », une de ses trouvailles, promise à un bel avenir), laisse de vraies énigmes ouvertes. Pourquoi l’auteur exquis de Vitam impendere amori, œuvre tardive et parfaite qui retrouve le ton et la grâce du Bestiaire ou Cortège d’Orphée, est-il aussi celui des Onze mille verges, que malgré toute son empathie la biographe peine (à juste titre) à sauver ? Et pourquoi tant de faiblesses encore dans Calligrammes ? Et comment se fait-il que, sans autre formation que celle due à la fréquentation quotidienne de ses amis artistes, Apollinaire ait si bien compris la peinture de son temps ?
Mais toute biographie monumentale telle que celle-ci court surtout le risque de combler les trous de l’exégèse formelle par des paquets d’érudition, et ainsi de succomber sous les détails. Ce défaut si fréquent, Laurence Campa n’y succombe presque jamais. Elle préfère laisser béantes les plus fortes énigmes, qui ne seront sans doute jamais résolues. Tant mieux !
Maurice Mourier
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)