Il n’était pas facile de faire se succéder des poèmes souvent brefs, sans véritables liens entre eux, et d’époques différentes, alors que les volumes publiés du vivant de l’auteur ne comportaient en général qu’un ou deux longs poèmes, auxquels la prosodie, si ce n’est un thème, donnait leur souffle, leur allant, en même temps que leur unité. On voit que l’entreprise comportait quelques risques, surmontés par l’auteur, d’autant plus qu’elle permet, à des contemporains aisément oublieux de ceux que leurs prédécesseurs avaient loués, de réapprendre Guillevic.
Lors de sa parution, en 1942, Terraqué fit l’effet d’une bombe dans le monde littéraire tourné surtout vers le surréalisme et amateur d’images. De même que Francis Ponge, qui publie à la même époque Le Parti pris des choses, Guillevic ne laisse passer son moi qu’à travers la nature, les objets, qu’il considère avec une innocence pareille à celle des premiers temps.
Il n’en finit pas
De s’émerveiller
Justement là
Où pour les autres
Il n’y a pas de merveille.
Il tutoie le lecteur dans des poèmes écrits comme s’ils étaient calligraphiés, de haut en bas ; les vers très courts débutent chaque fois par une capitale, ils sont si tendus, rassemblés sur eux-mêmes, qu’ils font parfois penser à des sentences, des définitions :
Les dictionnaires :
L’intendance.
« Terraqué » viendrait de terré-traqué et de terra-aqua. Le poète Eugène Guillevic s’estimait laid, dans son enfance et sa jeunesse, repoussé, malmené. Sa famille était pauvre, sa mère n’était pas tendre. Son père était marin ; puis devenu gendarme, il emmena les siens dans le Haut-Rhin où l’enfant Guillevic prit le goût de la langue allemande. Par la suite, il passa un concours qui lui permit d’entrer dans l’administration de l’Enregistrement. Puis à Paris, en 1935, à la direction générale du ministère des Finances et des Affaires économiques et sociales.
De 1945 à 1949, il appartient aux cabinets des ministres communistes François Billoux et Charles Tillon. Après le départ des communistes du gouvernement, il réintègre l’inspection générale de l’Économie, ce qui le conduit à s’occuper d’études de conjoncture et d’aménagement du territoire. Son poème Du domaine peut être lu comme s’il faisait écho à son activité professionnelle, tout en s’opposant à elle, puisqu’il invente un territoire privé, âprement défendu.
Dans le domaine que je régis
[…]
Il y a des silences
Gros de silence.
Ils s’écoutent.
Les horizons
Surveillent les arbres.
Dans le domaine
Que je régis
J’enquête.
À travers ce poème de 145 pages, superbe, on imagine l’auteur quittant son bureau de haut fonctionnaire pour emprunter les escaliers secrets qui le conduisent à sa vie intérieure : « Dans le quotidien de la vie, je ne me présentais pas comme poète. Aux yeux de tous, j’étais un petit fonctionnaire […]. Moi seul savais que j’avais à porter en moi cette étrangeté qui me forçait à écrire. En somme, c’était comme si constamment je nageais dans des eaux souterraines et que ma vie sociale était un périscope » (Vivre en poésie ou l’épopée du réel, cité par Lucie Albertini).
Ami de Jean Follain, puis de Tardieu, de Reverdy et d’Aragon, il est un familier de l’école de Rochefort, adhère au parti communiste dont il se désolidarise par la suite. Sa vie professionnelle, sociale et politique, bien que nourrie, n’empêche pas chez lui la vie des mots, qui sous sa plume ont à la fois le poids, l’épaisseur de la pierre et la légèreté d’un vol d’oiseau. Il insiste rarement mais suggère, à la fois dense et elliptique.
Je regarde cette pierre
Comme si jamais
Je n’avais vu de pierre.
Elle aussi
Paraît étonnée.
Les mots, il les malaxe et il les palpe, alors ils se défont et se refont, comme les nuages ; mais attention, ils ont aussi besoin qu’on les protège, qu’on ne les abandonne pas à la bureaucratie : « Ils ne s’en remettraient pas. » Si on voulait le comparer à d’autres, on pourrait avancer qu’il a l’horizontalité d’un Ponge et la verticalité d’un Juarroz. « Ponge est un matérialiste et moi un romantique », avait-il confié à un ami. Il s’intéressait aux romantiques allemands. Est-ce suffisant pour expliquer la part de subjectivité qui affleure sous l’apparente froideur des choses, la forte présence du je qui ne s’exprime qu’à travers celles-ci ?
Il a assez vécu
Pour savoir vivre
Hors de son malheur.
Son attachement aux mots, à leur simplicité, au seul fait qu’ils existent, rend parfois ses vers proches de la conversation.
Vivre comme si
On n’était pas fabriqué
Façonné par une société
Dont l’usage
A faussé notre nature.
Qu’on me pardonne une telle remarque, adressée à un homme qui a si bien su renouveler notre vision du quotidien et qui probablement n’aurait pas contredit le Désir d’infini (1) de l’astrophysicien contemporain Trinh Xuan Thuan : « … des pouponnières stellaires aux galaxies spirales […], du ciel bleu aux aurores boréales, l’univers nous touche au plus profond de l’âme ».
Relire Terraqué, Du domaine, Etier, Autres… est impératif.
L’étoile (2)
Tu écrivais alors – et c’était quelques jours
Avant que l’on t’arrête –
Que tu ne craignais rien,
Que je veillais sur toi.
J’ai mal veillé,
Je tremblais trop.
- Un livre qui vient de paraître aux éditions Fayard.
- Extrait d’Accorder et dédié à Max Jacob.
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