Eddie Breuil : Que pensez-vous des publications du centenaire, alors qu’Apollinaire est en partie dans le domaine public ?
Claude Debon : L’œuvre d’Apollinaire n’est pas dans le domaine public. En réalité, seule l’œuvre publiée de son vivant est exonérée de droits d’auteur, avec quelques exceptions compliquées à expliquer. Pour ce qui est des autres publications, posthumes (et Dieu sait s’il y en a eu !), elles ne sont pas libres de droits. Le centenaire a été l’occasion de nombreux travaux sur Apollinaire, de reprises de textes, de beaux livres, comme aux Éditions des Saints Pères[1] ; et de nombreuses manifestations, à Paris, à Cracovie, à Turin, etc., et une cérémonie au Père-Lachaise, le 8 novembre exceptionnellement (de Gaulle est mort le 9 novembre… ce qui explique le décalage). Une plaque commémorative apposée sur le mur sud du Père-Lachaise à Paris porte ces vers de « Chant de l’honneur », qui accompagnent la stèle portant le nom des Parisiens morts pendant la guerre de 1914-1918 : « Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré / Ma génération sur ton trépas sacré ». Je crois qu’Apollinaire n’est pas près d’être oublié !
EB : La correspondance publiée par Victor Martin-Schmets et votre édition peuvent-elles être considérées comme complémentaires ?
CD : Seule l’édition des lettres d’Apollinaire est chronologique (celle des lettres reçues ne l’est pas). Mais, effectivement, le souci de la chronologie me paraît essentiel (je me considère comme une historienne de la littérature). Un rapprochement des deux, pourquoi pas ?, à ceci près que la correspondance déborde largement ma période.
EB : Vous reproduisez des « manuprimes » dans votre édition. Pourquoi ce néologisme ?
CD : Pendant la guerre, les protes étaient au front. Il était difficile de composer les calligrammes composés par Apollinaire. Les « manuprimes » désignent, par mot-valise entre « manuscrits » et « imprimés », la reproduction en fac-similés de manuscrits. Pour moi, il ne faudrait pas seulement parler de fac-similés, car le statut de ces textes n’est pas comparable. En effet, ils ont été reproduits dans un recueil où figurent également des textes typographiés. La juxtaposition des deux modes produit un effet particulier qui justifie ce néologisme.
Par ailleurs, notre édition essaie de rendre lisibles les poèmes, de « traduire » les calligrammes restés manuscrits d’Apollinaire. Beaucoup de personnes ne font pas l’effort de lire ces compositions, et l’éditeur a choisi de typographier ces poèmes. Laurent Cauwet était directeur d’une maison d’édition de Marseille (Al Dante) qui s’est alliée aux Presses du réel pour ce volume. Spécialisé dans les avant-gardes, il a publié Calligrammes & compagnie, etcetera, dans lequel il recense des expérimentations de poésie, essentiellement visuelles[2].
EB : Votre édition des poèmes d’Apollinaire est volontairement restreinte aux années de guerre. Est-ce un choix idéologique selon lequel tout ce qui aurait été écrit pendant la guerre aurait été influencé par la guerre ?
CD : Absolument, c’est une idée que j’ai développée dès que j’ai commencé à travailler là-dessus dans les années 1980, l’idée qu’à partir du moment où la guerre est là, tout ce qui est pensé, senti, est radicalement différent. Il y a une coupure de ce moment-là jusqu’à l’armistice (qu’Apollinaire n’a pas vécu). On ne pouvait rien écrire qui ne soit lié à l’état de guerre, même pour ceux qui étaient restés à l’arrière, ou même pour les textes qui apparemment tournent le dos à la guerre (comme La Jeune Parque de Valéry). Par ailleurs, on pourrait regretter le faible nombre de notes de bas de page, qui s’explique par une volonté de donner à lire l’œuvre d’Apollinaire ; mais je renvoie aux ouvrages de Victor Martin-Schmets, puisque, très souvent, les poèmes sont insérés dans des lettres et se comprennent selon ce contexte.
EB : Le principe d’une édition purement chronologique remet radicalement en cause le principe – arbitraire et souvent non autorisé – des recueils. Les textes sont les mêmes, mais le dialogue entre eux est complètement changé.
CD : Pour ne prendre que les Poèmes à Lou, la chronologie montre que l’on a eu tendance à rallonger cette relation fulgurante, car si la rencontre à la caserne – fin 1914 – témoigna d’un amour fou, Apollinaire comprit dès février 1915 que Lou ne reviendrait plus. À ce moment-là, il ne s’est plus uniquement consacré à elle : il a repris contact avec tous ses amis, et – à partir d’avril – avec Madeleine. Quand on lit les poèmes à Lou sans remise en contexte, on a l’impression que ce fut une aventure importante et longue alors qu’elle fut plutôt très dense, surtout quand il sentit que Lou lui échappait. Elle fut d’abord torride sur le plan érotique, mais ce fut surtout le désespoir qui l’emporta ensuite. Je tenais par ailleurs à mettre mieux en valeur les poèmes à Madeleine : là, on a tous les poèmes à Madeleine dans leur ordre de composition.
Je voulais éviter le classement en recueils. L’édition de « La Pléiade » a été faite en partie avec les recueils posthumes. Le lecteur n’a aucune vision d’ensemble. Cette édition doit être refondue. Dans les années 1990, Michel Décaudin parlait de cette refonte, que l’on attend encore… Si elle devait avoir lieu, on devrait selon moi supprimer ces recueils posthumes qui obligent à des parcours chronologiques autonomes. En outre, n’y figurent pas quelques inédits comme « Le voyage du Kabyle » ou « Le commutateur du soleil ici et là-bas » ; mais mon édition, vous l’aurez compris, ne repose pas sur un apport d’inédits.
EB : Qu’en est-il réellement des poèmes d’amour envoyés le même jour à plusieurs femmes ?
CD : On en a fait un procès en perversion à Apollinaire. Or, quand on est à la guerre, dans des conditions épouvantables, on ne garde rien, pas même le courrier (qu’il renvoyait immédiatement soit à son adresse parisienne, soit à Lou, puis à Madeleine). Il faut avoir ceci en tête : ce qui lui importait était la poésie. Lorsqu’il concevait un beau poème, plutôt que de prendre le risque de le voir disparaître dans la nature, il l’envoyait à l’une et l’autre, pour garder une trace. La question de la sincérité est secondaire, d’autant que les poèmes sont personnalisés, modifiés. Et certains ne sont pas composés pour être adressés à une femme en particulier : ceux du Médaillon toujours fermé évoquent moins une femme que la femme, que l’amour. Bien sûr, Apollinaire était très séducteur, mais il voulait avant tout la sauvegarde de ses poèmes.
EB : Votre projet était-il aussi de donner un visage plus fiable d’Apollinaire à travers une meilleure lecture de son œuvre ?
CD : Le projet de mon livre est de faire cesser la campagne de dénigrement contre Apollinaire et les poèmes dits « de guerre », qui, selon moi, sont écrits « en guerre ». Je souhaite que, grâce à mon édition, l’image d’Apollinaire bouge encore, et qu’on se débarrasse de cette idée fausse selon laquelle il aurait chanté la guerre. On les a mal lus, et on oublie surtout les poèmes de l’année 1917, formidables de créativité et d’inventivité. On peut dire que toute la poésie spatiale et sonore des XXe et XXIe siècles est sortie de là, et des « idéogrammes lyriques » (conçus à la veille de 1914 !), et de Case d’armons (poèmes assez méconnus, confondus avec des poèmes patriotiques). Les poèmes de 1917 sont d’une nouveauté renversante, comme entre autres « L’horloge de demain » ou « Pablo Picasso ». Il voulait faire des projections cinématographiques avec ses calligrammes. Je ne veux pas les opposer à Alcools, mais – excepté la suppression de la ponctuation – il n’y a rien de réellement « nouveau » dans ce dernier recueil, si l’on s’en tient à la notion d’avant-garde (la voix d’Apollinaire restant bien sûr inoubliable).
Victor Martin-Schmets – qui souhaiterait réunir la correspondance complète – rappelle l’objectif principal de sa démarche : apporter un document de travail.
Eddie Breuil : Apollinaire est mort, on l’a compris, en novembre 1918. Êtes-vous satisfait du centenaire ?
Victor Martin-Schmets : Je croyais que le centenaire allait raviver la flamme. Il n’y a rien eu, excepté quelques colloques (celui de Stavelot et celui de Turin). C’est décevant… d’autant que les chercheurs ne s’attellent plus aux travaux utiles, comme de mettre en parallèle – jour après jour – ce qu’a écrit Apollinaire avec sa correspondance. Il faudrait pour cela des maîtres pour les mettre sur la voie, or il n’y en a pas. Lorsque j’organisais des colloques avec Michel Décaudin, on choisissait un thème à explorer en cherchant les personnes capables de faire une communication sur ce thème. On descendait du sommet vers la base. Aujourd’hui, le bon système est de lancer des appels à communications et de recevoir, prioritairement, des propositions sur la réception d’Apollinaire dans tel ou tel pays. Je suis pessimiste sur la recherche actuelle en général.
EB : La correspondance, les documents historiques, sont les ennemis des faiseurs de mythes, de ceux qui enjolivent les œuvres, quitte à leur faire dire ce qu’elles ne disent pas. Ceux qui aiment les mythes ne lisent pas les correspondances. Et votre projet est de tout publier. En 2015, vous avez publié cinq volumes de lettres envoyées par Apollinaire. Cette fois, ce sont cinq volumes de lettres reçues.
VMS : Il faut être exhaustif en publiant les correspondances. Ma prétention, en faisant les dix volumes chez Honoré Champion, est de fournir un outil de travail. Je ne porte pas de jugements (nous avions convenu de nous interdire les notes de bas de page). Le fait de publier des correspondances avec des correspondants choisis fausse le visage qu’on donne d’Apollinaire. Les auteurs qui ont envoyé moins de 25 lettres passent à la trappe. Au moins, dans la correspondance générale, tout le monde y est, sauf ceux dont les lettres sont confisquées par quelques collectionneurs.
EB : La lecture des lettres à Apollinaire change-t-elle considérablement notre connaissance du poète ?
VMS : Certaines lettres peuvent changer le regard qu’on porte sur Apollinaire. On connaissait déjà les lettres d’Apollinaire à Toussaint Luca par exemple, mais les lettres de Toussaint Luca sont en très grand nombre. Au passage, je veux bien qu’Apollinaire soit négligent, mais la différence est énorme : plus de cent lettres de Toussaint Luca contre une trentaine d’Apollinaire ! Elles ne changent pas fondamentalement la connaissance de la vie d’Apollinaire, ni le regard que l’on peut porter sur son œuvre, mais elles révèlent le rôle joué par Toussaint Luca à l’occasion du Festin d’Ésope : son rôle pour l’émergence de ce périodique est bien plus important qu’on ne l’avait jamais dit. De même, pour Les Soirées de Paris, les véritables chevilles ouvrières doivent être reconsidérées au regard des correspondances : il faut revoir (à la baisse) le rôle joué par Apollinaire.
EB : Certaines lettres (celle de Robert Bermingham par exemple) montrent un Apollinaire peu fiable dans ses chroniques. Qu’en est-il réellement ?
VMS : Il arrive en effet à Apollinaire de parler de livres qu’il n’a pas réellement lus. Un catalogue des livres de sa bibliothèque a été établi, qui montre que certains ouvrages – qu’il a pourtant chroniqués – ne sont pas coupés. Bien évidemment, il est possible qu’il ait reçu plusieurs exemplaires du même ouvrage, mais la première hypothèse ne serait pas surprenante. Apollinaire n’était pas forcément un bon chroniqueur.
EB : Quel choix éditorial avez-vous fait pour rendre lisible la masse documentaire que représente la correspondance, tant active que passive ?
VMS : Vous ne lirez jamais l’intégralité des lettres reçues par Apollinaire. C’est un ouvrage dont il faut consulter les index, aller piquer des éléments intéressants au moyen des index. J’ignorais au départ combien il y avait de lettres. Il fallait un cinglé comme moi pour transcrire ces 4 814 lettres, de 831 correspondants. Mais je ne pouvais pas organiser le tout en correspondance croisée, car il y a trop de lacunes.
EB : C’est-à-dire ? Quelles sont les lettres entre les mains de collectionneurs ?
VMS : Je ne comprends pas cette manie des collectionneurs qui prétendent que les lettres valent davantage quand elles sont inédites. Je ne comprends pas le prix qu’atteignent les autographes. Je ne comprends pas qu’on puisse débourser des milliers d’euros pour un morceau de papier. De temps à autre, des lettres passent en vente, chez Sotheby’s, et l’on est contraint d’attendre le bon vouloir de l’acquéreur, dont on ignore le nom.
Je suis remonté de ne pas pouvoir connaître tout un pan de correspondance, notamment un ensemble de lettres de Georgette Catelain à Apollinaire. J’ai retrouvé les lettres envoyées par Apollinaire au Musée historique de la Ville de Paris ; dans le même fonds se trouvent les brouillons des lettres de Georgette, ce qui permet de reconstituer des lettres, sans être certain de coller entièrement aux originaux, auxquels nous n’avons pas accès.
Il manque presque toutes les lettres de femmes. Par exemple, nous n’avons retrouvé aucune lettre de Marthe Roux ; or il y en a. Pour avoir une idée des manques, il faut mettre en parallèle les scripteurs des lettres à Apollinaire et les destinataires des lettres d’Apollinaire, éliminer ceux dont on sait quelque chose, et se lancer à la recherche de tous ces correspondants pour essayer de trouver les papiers manquants. On recense 824 scripteurs, contre 350 destinataires environ. Non seulement il y a une disproportion, mais les deux index de la correspondance ne se superposent pas. En outre, il manque à la fois des lettres reçues et des lettres envoyées. Mais l’on va sans doute voir, dans les années à venir, resurgir des lettres de femmes à Apollinaire. Le livre des Lettres de Louise de Coligny-Châtillon [Gallimard, 2018] n’est sans doute que le début d’une série.
EB : L’éditeur des lettres de Lou ne précise pas où ces archives sont conservées. Pourriez-vous nous préciser le cheminement de la correspondance d’Apollinaire ?
VMS : Les lettres reçues par Apollinaire que j’ai publiées viennent en majorité du fonds Apollinaire conservé à la BNF. Ce fonds a été vendu par l’héritier d’Apollinaire, lequel s’était trouvé devant une montagne. Mais tout n’y est pas. Peut-être est-il plus rentable de vendre à des particuliers qu’à la BNF. Et les lettres de telle ou telle femme à Apollinaire vont évidemment valoir davantage. Pareilles lettres ne sont d’ailleurs jamais passées en ventes publiques, mais toujours de main en main, ou par l’intermédiaire d’un libraire.
Toujours est-il que des photocopies des lettres soustraites ont été faites, et un carton de photocopies a été légué au fonds Cocteau de l’université de Montpellier. Malheureusement, malgré mes demandes, je n’ai pas pu consulter ce carton, dont le contenu n’est pas connu. Quelqu’un aurait-il une exclusivité officieuse sur ces lettres ?
EB : L’édition de ces lettres est enrichie d’une photographie ayant pour légende « Lou à la plage d’Ostende avant la guerre ». Les vêtements de la femme sont inhabituels pour cette époque…
VMS : Il faut connaître l’histoire de cette photographie. Il y avait eu en 1978 une édition partielle des lettres de Louise (de six lettres qui se trouvent à l’université de Washington), un peu sous le manteau, qui était une sorte de gag, et que Michel Décaudin avait publiée sous le pseudonyme W. O. Spice, clin d’œil à son collègue Willard Bohn (comprenez « hospices de Beaune »). Il avait mis dans cette édition la photo de sa compagne, Louise Germain. Celui qui a fait la nouvelle édition a confondu les deux « Lou ». De telles confusions ou erreurs ne sont pas rares. Ainsi, le fameux Toutou, avec qui Lou avait eu une liaison, et qui est souvent identifié sous le nom de Charles Cousin, ne serait-il pas plutôt Gustave Toutaint ? Ce qui rendrait plus vraisemblable ce sobriquet de « Toutou ».
Au passage, la nouvelle édition des lettres de Lou oublie une lettre, celle du 14 août 1915. Vous la retrouverez dans mon édition de la correspondance générale, page 652.
[1]. Guillaume Apollinaire, Alcools, Éditions des Saints Pères, 2017.
[2]. Calligrammes & compagnie, etcetera. Des futuristes à nos jours : une exposition de papier, préface de Jean-François Bory, postface d’Isabelle Maunet-Saillet, Al Dante, 2010.
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