Apollinaire épistolier

Article publié dans le n°1145 (16 févr. 2016) de Quinzaines

La correspondance de Guillaume Apollinaire a été publiée de façon morcelée, mais il manquait, après un premier inventaire général de 1992, une réunion de l'ensemble. C'est désormais chose faite, grâce à l'un des principaux artisans du dénichage de ces lettres : Victor Martin-Schmets. Cette correspondance active (lettres écrites par Apollinaire, et non lettres reçues) en cinq volumes est enrichie de cinq cent soixante-douze envois (mots ajoutés sur des ouvrages).
Guillaume Apollinaire
Correspondance générale
La correspondance de Guillaume Apollinaire a été publiée de façon morcelée, mais il manquait, après un premier inventaire général de 1992, une réunion de l'ensemble. C'est désormais chose faite, grâce à l'un des principaux artisans du dénichage de ces lettres : Victor Martin-Schmets. Cette correspondance active (lettres écrites par Apollinaire, et non lettres reçues) en cinq volumes est enrichie de cinq cent soixante-douze envois (mots ajoutés sur des ouvrages).

Apollinaire reste pour beaucoup l'auteur des Poèmes à Lou, ce « recueil » construit par des éditeurs à partir d'une formule ponctuelle et non suivie des faits : « À partir de demain je t'enverrai des lettres dont les parties qui ne seront pas intimes formeront un livre : Lettres à Lou ou bien Correspondance avec l'ombre de mon amour » (lettre à Louise de Coligny-Châtillon, 30 mars 1915). Apollinaire écrira pourtant, le 9 avril 1915 : « Je te prie, Lou, de ne montrer mes lettres à personne, je serais très gêné. Et je crois que je t'aimerais beaucoup moins si tu répandais le secret de mon amour ». Il avait déjà écrit, le 30 janvier : « Tu sais je veux que tu gardes mes lettres, mais veux pas que tu les montres à qui que ce soit ». Jusqu'à sa mort, il n'entreprendra pas de réunir ces lettres. Voici comment, en faisant parler une volonté – par nature à géométrie variable –, s'est construite une œuvre mythique et passionnelle : d'abord constituée des seuls poèmes (Ombre de mon amour en 1947 et les Poèmes à Lou en 1955) puis avec les lettres intimes (les Lettres à Lou en 1955, complétées en 1969, puis Je pense à toi mon Lou en 2007).

La lecture de l'édition de Victor Martin-Schmets est la seule qui permette d'appréhender avec la plus grande objectivité ce document biographique d'un homme en manque de femmes. Ces missives sont aussi l'arbre qui cache les forêts : même s'il est là encore dans des stratégies de séduction insistantes, Apollinaire dévoile une personnalité plus sensible et s'exprime sur ses vues littéraires avec Madeleine Pagès ou Georgette Catelain. Ces lettres, comme celles à Camille Mallarmé et à Louis Chadourne, éclairent sa création poétique ; la lettre du 30 juillet 1915 est un long commentaire d'Alcools et celle du 15 mars 1918 à Charles Maurras une défense de la poésie novatrice et des Calligrammes.

Apollinaire, témoin d'une époque clé dans l'histoire des arts, a échangé avec les symbolistes (Jean Moréas, Gustave Kahn), les poètes Max Jacob et Pierre Reverdy, et avec la jeune génération : Philippe Soupault, Tristan Tzara et André Breton. Les coulisses de ces révolutions artistiques mettent parfois en évidence des motifs futiles, comme la lettre amère de rupture avec Juan Gris de juin 1917.

La correspondance a surtout le mérite de redonner son importance au drame surréaliste Les Mamelles de Tirésias. Le poète évoque « l'incompréhension des gens qui ne comprennent même pas qu'il s'agit du salut de leur pays » face à cette pièce qui « aurait des accointances avec Plaute et Beaumarchais et Goethe d'autre part », et qui en outre est une « satire de la presse [et une] satire de l'éloïsme malthusianique ». Revenu de l'expérience de la guerre, Apollinaire encourage ses concitoyens à l'amour fécond : il faut repeupler le pays ! Mais comment réformer les mœurs ? Cette injonction ne serait-elle qu'une remarque contextuelle, ou une obsession, puisqu'il évoque déjà dans la lettre du 3 août 1915 la nécessité « du bonheur conjugal […] à l'essor d'une nation, à sa force, à sa grandeur » ?

Tout projet d'édition de correspondance est en soi délicat. Victor Martin-Schmets est conscient de l'existence d'archives qui dorment dans des collections privées, ou parfois dans des collections publiques non inventoriées, ce qui préfigure l'apparition future d'inédits. La découverte de tels documents ne fragiliserait pas ce travail monumental. Car l'essentiel est déjà là, et le lecteur n'aura qu'à ajouter à leur place sur un feuillet le texte des futures pièces retrouvées, comme : la lettre à Édouard Gazanion au sujet des Mamelles de Tirésias [cachet de poste du 2 juillet 1917, vente Christie's du 20 novembre 2007] ; la lettre à un ami écrite à l'Hôpital militaire complémentaire en janvier 1918 suite à une congestion pulmonaire [librairie Autographes des siècles] ; les envois des Calligrammes à Paul Gsell [exemplaire n° 333, vente particulière], d'Alcools à Édouard Gazanion [librairie Saunier] et des Calligrammes et de L'Hérésiarque à Hélène Dupuy [librairie Castéran]. On regrettera seulement l'absence d'évocation des pistes à creuser pour donner au lecteur une idée des éventuelles lacunes : Louis Aragon a-t-il conservé des lettres ? Les éditions Gallimard (dont le Mercure de France, éditeur d'Apollinaire, est devenu une filiale) ont-ils un fonds ? Qu'en est-il des lettres aux imprimeurs et éditeurs ?

Si cette parution doit être présentée comme un événement littéraire, la quatrième de couverture précise que l'édition « souhaite avant tout rendre service aux chercheurs ». On s'étonne de cette formule restrictive pour un ouvrage qui ne manquera pas de séduire bien au-delà de la seule communauté scientifique.

 

[ Extrait ]

« Mon cher maître et ami,

[...] Je suis l'homme le plus désemparé du monde et le plus abandonné qui soit. […] J'ai fait pendant dix années les plus grands sacrifices d'esprit pour échapper à cette folie de facilité et d'imperfection qui me semble-t-il a gagné tout l'univers. […] Et je me trouve à trente ans ayant abandonné les grands projets que j'avais formés à vingt ans et je suis écœuré des petites misères que j'ai produites. Que faire dans une telle déchéance ? Mes rêves de grandeur épique reviennent si souvent que je dois croire que c'était pour elle que j'étais fait et rien ne me vient pour justifier ma prétention. Au demeurant, la vie me presse qui me force à des besognes vénéneuses, dont je mourrai. Heureux ceux qui ont les loisirs de méditer, de travailler comme ils veulent. Je n'ai faim ni de gloire ni d'argent mais seulement de mon temps. [...] J'ai peur de ne jamais rien faire de bien et j'ai peur que notre époque me surpasse sans même m'émouvoir. [...] Pardonnez-moi de vous avoir montré une âme maudite et prenez dans les vôtres ma main très amie. »

Guillaume Apollinaire, lettre à André Gide, conservée à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

Eddie Breuil

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