Pierre Pachet : Préférez-vous dire des répliques de théâtre (ou de cinéma) ou des textes ?
Fabrice Luchini : Une réplique théâtrale, sa finalité, c’est d’être dite. Le texte littéraire, lui, n’a pas vocation à être servi par une voix. Comme le dit Valéry : « La voix humaine me semble si belle prise à sa source que les diseurs de profession presque toujours me sont insupportables, quand ils prétendent interpréter alors qu’ils ne font que dénaturer les harmonies premières qui est... [il hésite] le chant des mots combinés. » Ç’a été une sorte de passion orgueilleuse de me dire : il y a une musique de Céline, je vais la trahir en la disant ; mais je fais le pari d’essayer de m’y confronter. Quand on dit Molière : « En vous le produisant je ne crains point le blâme / D’avoir admis chez vous un profane, Madame : / Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits. » Et la femme lui répond : « La main qui le présente en dit assez le prix. » C’est le génie de Molière, un génie d’acteur et un génie organique. Il faut être très mauvais pour le détruire...
P. P. : Ce que vous faites souvent avec les textes de théâtre, c’est de leur restituer leur valeur poétique.
F. L. : Oui, en échappant au tac au tac de la réplique théâtrale. Mais si nous sommes confrontés maintenant à un passage d’Une saison en enfer, et que nous devons dire au public [il récite]: « À moi. L’histoire d’une de mes folies. / Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie modernes. / J’aimai les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, latin d’église, livres érotiques sans orthographe... » J’en oublie. Quand on s’impose cela, et il faut bien que j’invente des choses pour continuer à faire ce métier, quand je veux imposer à un public quinze minutes d’Une saison en enfer, je vais rencontrer la question: « quel est le secret derrière tout ça ? » Qu’est-ce que ça veut dire, « Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles » ? On voit bien ce qu’il veut dire, même si on n’est pas très cultivé. Comme un drogué génial, il dit : « J’avais à peu près tout, je connaissais toutes les potentialités de la perception. Mais j’étais tellement haut dans ma défonce – pour employer des mots de jeune – que les stars de l’époque, je les trouvais dérisoires ». « J’aimais les peintures idiotes » : qu’est-ce que ça veut dire ? « Je rêvais croisades » : là, on est au-delà du compréhensible. « Je croyais à tous les enchantements. » Ah ! Là quelque chose nous éclaire. « J’inventai la couleur des voyelles... Je réservais la traduction. » Cette expression me parle ; je ne comprends rien avant, mais je sens au niveau stylistique que c’est quelque chose d’extraordinaire. Tout d’un coup, je suis saisi, mais je serais incapable de dire par quoi.
Comment ne pas trahir cette somme d’hallucinations, de puissance émotionnelle et créatrice ? Il y a un texte incroyable de Valéry où il explique que dans les écoles on demande aux enfants de s’y connaître sur l’époque des poètes, et on accepte l’aberrante destruction de la partie sonore du texte. On les embête avec l’orthographe, et on accepte les pires agressions sur le poème. [Il lit, avec passion] « Croyez-vous que notre littérature, et singulièrement notre poésie, ne pâtisse pas de notre négligence dans l’éducation de la parole ? » (« Le bilan de l’intelligence », dans Variété III). « Que voulez-vous que devienne un poète, un véritable poète, un homme pour qui les sons du langage ont une importance égale [égale, vous m’entendez bien !] à celle du sens, quand, ayant calculé de son mieux les figures rythmiques, la valeur de la voix et des timbres, il lui arrive d’entendre cette musique si particulière qu’est la poésie, interprétée, ou plutôt massacrée ? »
P. P. : Comment vos goûts littéraires se sont-ils formés, comment avez-vous rencontré ces textes ?
F. L. : Un marginal, un « clochard céleste », un personnage à la Genet, m’a donné un livre, Voyage au bout de la nuit ; j’avais quinze ans et demi ou seize ans, j’étais apprenti coiffeur. Avant, une cliente très généreuse m’avait donné L’Attrape-cœurs de Salinger, j’avais quatorze ans. J’ouvre Céline sur un passage où il raconte la visite de sa maman, pendant la guerre de 14, il est dans un hôpital, blessé par cette fausse trépanation dont il a tant parlé – il avait quand même eu toute l’oreille défoncée par un obus – et je m’en souviens très bien : « Avec ma mère nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l’hôpital, un après-midi à marcher en traînant dans les ébauches des rues qu’il y a par là.» Cette phrase m’a saisi. Comme si je comprenais tout ce qui était écrit, alors qu’à l’école j’avais énormément de mal, même au certificat d’études. Après, j’ai eu un psychanalyste merveilleux, comme dans la grande époque d’après-guerre, qui m’a donné à lire tout Flaubert. Ma formation ensuite a été uniquement faite par des passeurs de livres. Après, au cours de théâtre, avec Jean-Laurent Cochet, vers vingt et un/vingt-deux ans, j’ai découvert, halluciné, ébloui, l’écrasante richesse de notre répertoire. Dans la même heure, on pouvait travailler du Labiche, du Racine, du La Fontaine, et finir avec du Molière. Cochet était le dépositaire de cette richesse. Je ne suis pas un lecteur de romans, plus un lecteur obsessionnel – à toujours relire pour essayer de comprendre – qu’un lecteur de prix Goncourt, à lire sur la plage, etc. C’est mon métier d’acteur qui m’a amené à la littérature.
P. P. : Comment vous y prenez-vous pour mémoriser les textes ?
F. L. : Apprendre un texte, c’est pour moi d’abord épuiser les volontés de l’interpréter. C’est pratiquer une répétition infinie, très longue. Mon but n’est pas de le mémoriser pour bien l’apprendre mécaniquement, ce n’est pas ça s’approcher d’un texte. Face à Une saison en enfer, je le répète une heure le matin, dans la journée je vais marcher pour le mettre en jambes, et je vais essayer de l’user pour que, comme dit Michel Bouquet, l’épuisement fasse que tout d’un coup un sens réel, intérieur, de la phrase, s’impose. La phrase pourra alors être un peu moins réduite qu’avec la volonté d’interpréter.
P. P. : Comment vous êtes-vous découvert ce talent pour dire ? Étiez-vous à l’école quelqu’un qui fait rire les copains ?
F. L. : Faire rire, oui, parce que je n’étais pas bon élève. J’avais une disposition au mimétisme. Je faisais, paraît-il, quand j’étais enfant de longues promenades dans les rues du XVIIIe arrondissement en mimant le pape qui bénissait les gens. J’avais besoin d’attirer l’attention sur moi, c’est le moteur essentiel chez moi. Laurent Terzieff dit très intelligemment que la plus grande qualité d’un comédien, c’est l’envie de convaincre. Ma première révélation a été quand Jean-Louis Barrault, en 1985, m’a demandé de dire un texte que j’aimais. Pensant à Céline, je lui ai dit que je sentais trop le risque de superposer ma musique personnelle à celle de cet écrivain chez qui la musique est essentielle, la rengaine, le mélange pervers de perception universelle et tout à coup de détails minables. Barrault m’a dit : « c’est pas grave, vous le lirez tranquillement à six heures et demie, c’est pas un horaire ». Puis me voilà lancé à dire tout le texte de la banlieue, et à voir que ça a répondu, puisqu’il y a eu la queue, et après je l’ai joué quinze ans.
P. P. : Et comment êtes-vous arrivé à La Fontaine ?
F. L. : Au cours de théâtre, c’était la condition sine qua non, devant le professeur : un Molière, un Labiche, et une fable. Grâce à ce professeur, j’ai appris tous les pièges dans lesquels on enfermait l’exécution d’une fable, par exemple jouer les personnages : « Alors la Belette dit : Vous êtes gentille ; et le Loup a dit… ». Toutes ces cochonneries qui font qu’on ne comprend plus de quoi il est question. La Fontaine, c’est un récit qui vient pour affronter une opposition. Quelqu’un dit : « c’est dur de perdre son mari ». La Fontaine dit : « La perte d’un époux ne va point sans soupirs. » Il faut travailler un conflit que la fable va argumenter. Il ne faut pas jouer les personnages. Il y a un mouvement naturel de la narration, qu’il faut trouver, et cela donne la clef pour essayer de s’approcher des mouvements intérieurs des textes. La plus belle phrase, c’est Jouvet qui l’a écrite : « Une réplique, c’est avant tout un état à atteindre. » Ce ne sont pas les textes qu’il faut jouer, il faut passer son temps à les déjouer, pour s’approcher de l’état dans lequel était l’auteur. Un texte, c’est un torrent qui par moments stagne, puis a un mouvement plus ample, et par moments a une violence, pour redevenir lent, puis rapide. C’est cet état intérieur que j’essaie d’approcher. Jouvet encore : « Pour être intelligent dans l’exécution des textes, il faut abdiquer l’intelligence. »
P. P. : Avez-vous jamais été tenté d’écrire ?
F. L. : En tant qu’acteur, qui ai dû approcher la structure, le mystère d’écrivains aussi différents que La Fontaine, Céline, Valéry, Rimbaud, j’en suis incapable. La solitude, l’espace non hystérique, non relationnel que doit vivre l’écrivain, l’acteur l’évite en jouant les textes des autres. Être dans l’écriture, c’est certainement être capable de ne pas vouloir la relation aux autres tout de suite.
Pierre Pachet
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