Ariana Saenz Espinoza : Votre livre s’inscrit dans la lignée d’ouvrages profonds consacrés à la peinture de Francis Bacon, à l’instar de celui de Gilles Deleuze, tout en manifestant une grande singularité. Êtes-vous revenu à ces textes-là au moment de l’écriture du vôtre ?
Yannick Haenel : J’aime Bacon depuis longtemps. Mon obsession pour Georges Bataille m’a d’ailleurs naturellement porté vers Bacon et à lire sur Bacon. Je pense au texte passionnant de Deleuze, à celui de Michel Leiris, aux entretiens avec David Sylvester, bien sûr, mais je ne m’étais pas « préparé ». J’ai même désiré tout le contraire d’une préparation : j’espérais être désarmé. Je ne me suis jamais dit que je voulais prendre le contre-pied de Deleuze, par exemple. Après cette nuit d’intensité, où j’ai pris quarante pages de notes dans un petit cahier rose, il m’est apparu que ce dont parle Deleuze dans Logique de la sensation ne concernait pas ce que j’ai vécu cette nuit-là. Je suis happé par l’idée de la paroi au fond de la caverne, par l’idée d’entrer dans un lieu où la peinture se donne depuis toujours, où elle sort du mur. Je joue autre chose. Ce livre, il se trouve que je n’ai pas pu l’écrire tout de suite. Entretemps, j’ai couvert le procès des attentats de janvier 2015 pour Charlie Hebdo et j’ai écrit Le Trésorier-payeur. Au moment où j’ai repris ce travail, j’ai tout relu. Je suis allé à Beaubourg, mais cette fois-ci à la bibliothèque. Je n’avais pas mesuré le nombre extraordinaire de publications en français sur Bacon ni le volume d’archives vidéo disponibles. Je m’en suis abreuvé, prenant encore des notes dans des cahiers pendant un ou deux ans, dans un acte de pensée qui a rejoint mon expérience première – physique, spirituelle.
A. S. E. : La peinture de Bacon est souvent associée à la représentation de l’horreur et de la perversion. Dans ce texte, vous dévoilez un tout autre regard sur son art.
Y. H. : On lie de manière consternante le travail de Bacon à la poursuite du nihilisme. On parle de Bacon comme on parle de la mort, de la cruauté, du sadisme. Or, ce qui m’a sauté aux yeux durant cette nuit-là, c’est l’envoûtement. Une forme de sorcellerie blanche alliée à un sens de l’humour bouleversant. Sa manière de retourner, d’inverser, ne relève pas de la perversion, mais d’une affirmation, tout simplement. C’est une manière limpide de contrer quelque chose, d’inscrire à nouveaux frais la représentation d’un monde qui ne cesse de se détruire lui-même, un monde dont la violence devient inexprimable. L’inscription sur un tableau vierge de ce que toute la société et peut-être l’histoire de l’art a refoulé. Je pense vraiment que Bacon interrompt des choses : il interrompt l’enfer. Il y a un amour baconien pour les figures les plus tragiques, les figures monstrueuses, d’où un grand intérêt pour la tragédie grecque qui me touche beaucoup. Mais aussi pour les figures ridicules. Prenez le tableau Œdipe et le Sphinx d’après Ingres, que je trouve incroyablement comique et qui a appartenu, je l’ai appris plus tard, à Sylvester Stallone : Bacon y cueille quelque chose de cette humanité au bord de l’asphyxie. Œdipe y est représenté comme un type en short et marcel, exhibant son pied blessé à un sphinx indifférent. Cette scène révèle l’espièglerie déconcertante de Bacon, et son immense compassion.
A. S. E. : La franchise avec laquelle Bacon peint une certaine brutalité, jusque dans ses aspects les plus comiques ou pathétiques, résonne aussi avec le tragique de son expérience personnelle.
Y. H. : Je ne voudrais pas basculer dans la pure biographie, mais il est intéressant de noter que Bacon a été sacrifié d’entrée de jeu. Voilà quelqu’un à qui on n’a laissé aucune chance dans la vie, qui n’a pas fait d’études de peinture, un autodidacte. Bacon a converti sa vie en un véritable combat esthétique, spirituel et sexuel. Il est devenu le roi des peintres, si je puis dire. C’est quelqu’un qui tient. Il a traversé tout le siècle, toute l’abstraction après la Seconde Guerre mondiale, obstinément. Sa peinture parle aussi de cela, des polarités menaçantes et favorables de sa vie, de la vie même et du monde. Sa souveraineté est d’autant plus belle qu’elle s’exprime dans l’absence de volonté de puissance. L’action du pouvoir, qui passionne tellement les petits hommes, ne l’intéresse pas. On le voit bien dans les entretiens avec David Sylvester, Bacon est un homme absolument aimant.
A. S. E. : Que vous est-il resté après avoir « vu » et éprouvé la volupté sacrificielle que vous évoquez dans votre livre, dont parle toute l’œuvre picturale de Bacon. Est-ce que cela s’épuise, se dépense, pour reprendre une notion de Bataille que vous avez travaillée dans Le Trésorier-payeur et que vous convoquez aussi dans Bleu Bacon ?
Y. H. : Je ne sais pas ce qui reste pour moi. J’étais en dessous de la peinture, en dessous de la littérature, de l’amour même. Le reste, c’est précisément le fruit du sacrifice. Je ne parle pas de sacrifice au sens chrétien, au sens où l’on se sentirait coupable, mais d’un sacrifice païen, d’un merveilleux sacrifice, tout le temps, partout. Pour parler simplement, ce qui me reste de cette nuit ne relève pas du reliquat, du déchet, de la moindre part ou de la part manquante que l’on comblerait. Je pense que pour une fois dans ma vie, et je ne le dis pas de manière pathétique ou dramatique, mais pour une fois j’ai vu la peinture, j’ai pu me la figurer physiquement. L’expérience intérieure dont parle Bataille intervient dans le rapport qu’on entretient avec certaines choses qui nous sont offertes ou données, et là, pour le coup, cette nuit s’est révélée d’une gratuité telle qu’elle fut l’expérience même d’un don. Je pense qu’il y a une dimension métaphysique chez Bacon, des portes qui s’ouvrent. Cette traversée fut très initiatique pour moi et je m’y suis prêté de manière aventureuse. J’ai eu la sensation de passer par des états successifs, contradictoires et très bénéfiques, mais aussi d’entrer dans des chambres, alors même que je me trouvais toujours dans le même lieu. Et je me suis aussi fait du cinéma, parce que c’est le jeu. C’est un jeu.
A. S. E. : Dire la peinture implique une modalité du langage bien particulière. Je pense au film de Jean Eustache, La Tentation de saint Antoine, où l’on voit Jean-Noël Picq décrire dans le détail les figures du tableau de Jérôme Bosch, avec tout ce que cela implique de folie.
Y. H. : Dire le tableau est un exercice qui consiste à mobiliser toutes les nuances du langage face à une image fondamentalement inexplicable. C’est devenu naturel pour moi, j’aime ça. Même si la peinture est muette, elle relève de la parole. D’une parole qui se tait. Ce que fait Jean-Noël Picq est prodigieux. C’est un psychanalyste, quelqu’un qui a un rapport avec la parole, qui a une confiance dans le logos et je pense que Bacon aurait à la fois ri de nos démarches et en même temps, il attendait peut-être cela. Tous ces jets d’eau dans ses toiles, tous ces robinets parlent de la nature même de la peinture qui gicle, mais aussi d’un rapport avec le verbe. « Bacon en toutes lettres », c’est son lien passionné à la littérature. Le délire d’exactitude de Picq rejoint le délire de l’homme rationnel du XXe siècle. Mais vouloir être exactement dans la justesse, à en devenir cinglé, c’est cela que j’appelle la littérature. Oui, c’est la grande et belle aliénation, le devoir qu’on s’impose, une éthique. Comme Picq, je pourrais effectivement passer une journée entière à essayer de faire parler la peinture, de mobiliser jusqu’à saturation le langage. Dans l’un des chapitres de Bleu Bacon, j’ai essayé de dire en une phrase toute l’exposition. C’est évidemment insensé. On arrive à tenir face à Bacon, ça ne va pas sans dire. Voilà comme on parle en psychanalyse. Et la peinture pour moi ne va pas sans dire.
A. S. E. : L’aventure que vous relatez est toute chromatique. Vous retenez le bleu dans le titre de votre livre. Que nous révèlent les couleurs chez Bacon ?
Y. H. : L’aventure a été chromatique comme l’est la peinture elle-même, depuis Delacroix ou Cézanne. Bacon est un peintre qui s’exprime beaucoup par les couleurs. La couleur, c’est de la pensée. Quand on aime la peinture, on lui prête une attention inquiète et passionnée. Les couleurs des toiles de Bacon parlent de la manière dont il dompte la monstruosité. Le tableau Trois études de figures au pied d’une crucifixion a été achevé en 1944, au sortir du nazisme, d’un moment où la civilisation s’est retrouvée niée – peut-être l’est-elle encore. Comme disait Lacan : « Hitler, au fond, n’était qu’un précurseur. » Bacon y peint le fond de l’enfer en orange, un orange zébré de fulgurances anthracite. Ces bêtes grises qui jaillissent me terrorisaient depuis très longtemps. Il va plus loin que Nietzsche ou Hegel, suppose que le bourreau souffre plus encore que le supplicié. Malgré son arrogance, il reste détruit par l’absence d’amour et par son impossibilité à aimer. Les plus grands artistes sont pour moi toujours dans l’ambivalence. Le rose poupon un brin bizarroïde du tableau Œdipe et le Sphinx d’après Ingres appuie, lui, une scène comique, qui pourrait rappeler l’opéra bouffe, ou bien l’opérette. Il est rare d’atteindre une telle honnêteté, ce courage d’une innocence et d’une générosité folles. Bacon est pris dans un grand jeu métaphysique. Sa peinture ne parle que des enjeux énormes de ce qu’il est en train de supporter, de l’intolérable. Dans le même geste, et c’est ce que révèle la fraîcheur de son bleu, il donne à voir ce qui s’écoule et nous gratifie.
Ariana Saenz Espinoza
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