Bernardo Carvalho nous fait entendre que les discours ont remplacé la réalité, que rien ne fait plus pour nous de différence, que la pensée distinctive s’efface et que seul demeure l’énorme chaos de l’équivalence, le désordre d’une parole qui ne se maîtrise plus, ne se mesure plus. Le héros de ce roman étudie le chinois parce qu’« il commence à trouver que sa propre langue ne rend pas compte de ce qu’il a à dire », que tout l’agresse, l’effraie. Incarnation du « couillon » contemporain, de « l’idiot des médias », il passe, depuis son divorce, son temps à lire tout et n’importe quoi sur internet, à produire une masse énorme de commentaires, se croyant spécialiste de tout et professant des opinions parfaitement nauséabondes. Il représente une parole sans responsabilité, qui s’accommode des incohérences et se déprend de toute hiérarchie.
Alors qu’à l’aéroport il attend de s’enregistrer pour Shanghaï, il est arrêté juste après sa professeure de chinois, qui avait disparu quelque temps plus tôt. Le livre tient dans la durée de l’interrogatoire qu’il subit ensuite. La première et la troisième parties rapportent presque exclusivement son discours heurté, nous faisant découvrir une succession d’opinions plus ou moins délirantes – sur les femmes, le divorce, les Noirs, les Arabes, les terroristes, les politiciens, les homosexuels, le réchauffement climatique, la surnatalité, le racisme, les médias… et, bien sûr, les Chinois, dont il est convaincu qu’ils vont dominer le monde. Carvalho recompose les réponses de son personnage – seulement ses réponses – et nous fait entrer dans le déploiement d’une parole paranoïaque qui frôle l’incohérence.
La partie centrale – ardue, à cause de la brièveté des phrases, de la modalité interrogative omniprésente – met en scène deux policiers, dont les propos sont repris par cet homme qui colle son oreille à la cloison et restitue « ce qu’il parvient péniblement à entendre et dont il compense les lacunes à grand renfort d’imagination et de pensée positive ». L’écrivain invente ces types de discours rapportés et composites pour dire la difficulté de leur perception tout en en différant toujours l’explication. Tout paraît suspendu, vide, incantatoire. Les personnages, à peine esquissés et pourtant si présents, ne peuvent que rencontrer des mots sans aucun écho, qui ne font que souligner leur totale inadéquation.
Il y a chez Carvalho quelque chose d’un grand parodiste. Il en a la cruauté. Sa prose, son récit, sont impitoyables. On rit d’effroi. Il se confronte avec ce livre à quelque chose de très dur – l’effondrement du sens du langage, et par là même du monde. Son héros est une figure purement nihiliste qui s’ignore, un locuteur privé de ses significations, un fou ultra-contemporain, affreusement banal, qui mélange tout, raconte n’importe quoi en se convaincant de la légitimité de sa pseudo-pensée. Le lire expose à une série de « dialogues de sourds » qui ébranlent l’ordre du discours, le renvoient à un vide effrayant, à une ignorance absolue de l’autre. Tout est pensable par n’importe qui, tout se vaut.
Reproduction démontre que les discours se reconduisent à l’infini, s’appauvrissant inéluctablement, que tout se réduit à parler pour soi, sans aucun souci des autres. « Finalement, on parle quelle langue ? Aucune contradiction. Voilà un mot qui n’existera dans aucune langue du futur. Cohérence non plus. Dans la langue du futur, vous allez pouvoir dire ce que vous voudrez, sans conséquence, sans responsabilité, ni contradiction. […] Vous finirez par dire que tout le monde parle la même langue et que chacun n’a qu’à comprendre ce qu’il voudra. Vous croirez ça. Que tout est pareil et équivalent. Mais au fond ce que vous direz c’est autre chose, le contraire, dans la langue du futur. Un mot pour un autre, dans la langue du futur. La langue du futur dira toujours le contraire », éructe l’étudiant en chinois.
Cette égalité insensée, voilà le grand sujet de ce livre bref, drôle jusqu’au malaise. Le monde contemporain semble s’y décomposer. C’est effrayant et jouissif à la fois. Le lecteur éprouvera peut-être la nausée devant pareille incommunicabilité, pareil aplatissement de la parole, jusqu’à la destruction. Ça fait mal et c’est tant mieux !
Hugo Pradelle
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)