Tolstoï, penseur religieux et social
Ce choc intérieur, que Tolstoï reçoit vers sa cinquantième année, n’a pas de nom ni même de cause visible. Tout ce qu’on peut dire nécessaire au bonheur de l’existence, il le possède. […]
Voilà que soudain ce coup lui vient de l’obscurité. Tolstoï sent qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible. « La vie s’arrêta et devint inquiétante. » Il se tâte pour ainsi dire, se demande ce qui lui est advenu : pourquoi cette mélancolie soudaine, ces angoisses qui s’abattent sur lui ? Pourquoi n’est-il plus rien qui le réjouisse ou l’émeuve ? Il sent seulement que le travail lui est odieux, que sa femme lui devient étrangère et ses enfants indifférents. Le dégoût de la vie, « taedium vitae », s’est emparé de lui et il enferme son fusil de chasse dans l’armoire, de peur que le désespoir ne le tourne contre lui. « Pour la première fois – c’est ainsi qu’il décrit cet état chez son double, le Lévine d’Anna Karénine – il avait alors clairement compris que dans l’avenir rien ne l’attendait, lui et tous les autres hommes, sinon la souffrance, la mort et l’anéantissement éternel ; alors il avait décidé qu’il ne pouvait plus vivre : ou trouver une explication de la vie, ou se tuer. »
Cet ébranlement intérieur, qui a fait de Tolstoï un rêveur inquiet, un penseur, un maître de vie, il n’y a aucune raison de le désigner par un nom. Vraisemblablement, ce ne fut qu’un état provenant de l’époque climatérique, la peur de la vieillesse, la peur de la mort, une dépression nerveuse, qui se transforma en une paralysie passagère. Mais il appartient essentiellement à l’homme de l’esprit et surtout à l’artiste d’observer ses crises intérieures et de faire effort pour les surmonter. D’abord, c’est seulement une agitation sans nom qui le saisit.
Il veut savoir ce qui lui est arrivé et pourquoi la vie, qui jusqu’alors lui paraissait si pleine de sens, si riche, si abondante, si variée, soudain perdit saveur et sens. De même que, dans sa splendide nouvelle, Ivan Ilitch, sentant pour la première fois dans son propre corps la griffe de la mort, se demande effrayé : « Peut-être n’ai-je pas vécu comme je devais vivre », de même, maintenant, Tolstoï commence à s’interroger, jour après jour, sur sa vie et sur le sens de la vie. Chercheur de vérité et philosophe non pour satisfaire une joie primordiale de penser ou une curiosité de l’esprit mais par instinct de conservation, par désespoir. Sa pensée, comme celle de Pascal, est une philosophie devant un abîme, elle vient de l’abîme, du « gouffre » ; elle explore la vie par peur de la mort et du néant. Il existe une page merveilleuse, écrite en ce temps-là par Tolstoï, une page où il a consigné les six « questions sur l’in-connu », auxquelles il doit répondre :
a) Pourquoi vivons-nous ?
b) Quelle est la cause de mon existence et de toutes les autres ?
c) Quel est le but de mon existence et de toutes les autres ?
d) Que signifie cette distinction du bien et du mal, que je sens en moi, et pourquoi est-elle là ?
e) Comment dois-je vivre ?
f) Qu’est-ce que la mort et comment me sauver ?
Trouver une réponse à ces questions, savoir quelle doit être sa règle de vie et celle des autres, ce sera pour Tolstoï, dans les trente années à venir, plus que la création artistique, sa raison d’être et sa tâche.
La première étape de cette recherche du « sens de la vie » en résulte avec une logique parfaite. Tolstoï, qui, malgré quelques velléités de nihilisme, exprimées surtout dans la philosophie de l’histoire de Guerre et Paix, n’avait jamais été un sceptique, qui, libre de soucis extérieurs ou intérieurs, avait passé sa vie à jouir et à travailler, devient soudain un adepte de la philosophie ; il se tourne d’abord vers les penseurs qui font autorité pour connaître leur opinion et apprendre d’eux la raison d’être et le but de la vie. Il se met à lire des ouvrages philosophiques, au hasard et à l’aventure : Schopenhauer et Platon, Kant et Pascal, pour se faire expliquer par eux le « sens de la vie ». Mais ni les philosophes ni les savants ne lui fournissent une réponse. Chez ces sages, constate Tolstoï avec un sentiment de malaise, les opinions ne sont « précises et claires que là où elles ne se rapportent pas à des questions concernant directement la vie » ; mais ils esquivent toute réponse dès qu’on exige d’eux un conseil décisif et une aide, et aucun d’eux ne peut élucider l’unique question qui ait de l’importance pour lui : « Quelle signification a ma vie dans le temps, la causalité et l’espace ? » Alors – et c’est la deuxième phase – il se détourne des philosophes et va vers les religions pour trouver auprès d’elles une consolation. Le « savoir » s’est refusé à lui, il cherchera une « foi », et il prie : « Accorde-moi, seigneur, une foi et permets que j’aide les autres hommes à la trouver. »
Stefan Zweig
Tolstoï par Stefan Zweig
Traduit de l’allemand par Joseph-François Angelloz
Buchet-Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie »
Date de parution : 2 mars 2017
Format : 11,5 x 19 cm, 208 p., 12 €
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