Les murs offrent une possibilité de « lire » la ville. Les textes qui les recouvrent vont à l’essentiel : mots ou cris isolés mais universels. Le graffiti « Welcome to hell » se retrouve à Sarajevo (1992), Kiev (2022) et Gaza (2024). Parole de vie et de mort, d’amour et de haine, d’espoir et de désespérance, autant d’actes de langage exposant tour à tour mot d’ordre, revendication, protestation, dénonciation, incitation, exhortation. Le graffiti, le slogan, la peinture murale participent d’une même volonté d’exposition et souvent aussi d’instrumentalisation décuplée par l’émergence des réseaux sociaux.
Peu avant le début du siège de Sarajevo (1992-1996), un graffiti nationaliste recouvre la façade de la poste centrale : « Ici, c’est la Serbie ! » La réponse à cette revendication territoriale indue claque peu après: « Imbécile, c’est la poste! » Ce graffiti en mode texto révèle le mode opératoire fait d’exclusion et d’inclusion propre au mur au moment même où la ville se dé- et recompose selon une logique guerrière. L’accusé de réception suivra le 2 mai 1992 : le bâtiment néoclassique est en flammes. Si l’exposition tout comme l’effacement participent du destin de tout graffiti, le « coup » d’écriture se voit ici doté d’une force performative redoutable.
On pourrait poursuivre l’investigation sur le même terrain par l’examen d’écritures « sans qualités », soit les écriteaux, enseignes et plaques de rue. Le renouvellement de la signalétique de Sarajevo dans l’après-guerre a tendance à souligner l’appartenance territoriale de telle rue à une entité respectivement musulmane ou serbe. Si le graffiti susmentionné s’est effacé, sa performativité s’est vérifiée sur le long terme comme l’attestent tant la division de la ville que l’adoption d’un référentiel ethno-nationaliste.
Le mur, le mur « porteur » comme le mur « mitoyen », n’a donc pas pour seule fonction de structurer le bâti et l’espace urbain, il devient « chose politique ». Si la ville est un espace de projection imaginaire partagé, le mur est également un « espace partagé » – espace que l’on partage avec d’autres et espace qui divise et qui est l’enjeu de conflits.
Aux murs existants viennent s’ajouter les « murs immunitaires » ou murs de protection. Ainsi ce bloc de béton protégeant du tir des snipers un carrefour sur le boulevard Maršala Tita à Sarajevo. Tout au long du siège, plusieurs messages viennent s’inscrire sur ce mur-palimpseste à la suite du graffiti initial « Pink Floyd » : « Skid Row – I Remember You – Sebastian ». Soit respectivement le nom du groupe rock de Los Angeles, le titre de la ballade musicale et le nom du chanteur du groupe. Pour rappel, Skid Row se trouve être aussi le nom d’un quartier de Los Angeles, « capitale » des sans-abri, cité des anges déchus. Le peintre et photographe Louis Jammes achève la métamorphose du mur en question par une sérigraphie provenant de son travail artistique – Les Anges de Sarajevo – réalisé in situ. Le mur immunitaire devient mur bloc-note magique (Wunderblock) permettant à la fois d’effacer et de conserver tout en promouvant une nouvelle écriture.
Les murs frontières en milieux urbains procèdent d’un urbanisme discriminant souvent riche en polysémie. Ainsi le mur de Berlin (1961-1989) désigné selon le point de vue comme « mur de la honte » ou « mur de protection antifasciste », ou, moins connu, le mur du Bronx de Padoue (2006-2020): il s’agit d’un dispositif sécuritaire long de quelque 80 mètres sur 3 mètres de hauteur séparant le ghetto et la zone de non-droit de la rue Anelli du quartier « convenable » des jardins et cours intérieures la rue De Besi. Les médias se précipitent à Padoue pour voir « le premier mur de la honte bâti après la chute du mur de Berlin ». C’est oublier un peu vite Belfast qui nous invite à une autre lecture de l’espace urbain.
Décoder le phrasé de la ville
La lecture de la trame urbaine, le phrasé de l’espace urbain permettent une autre interprétation du « texte » de la ville. L’urbanisme discriminant de Belfast est caractérisé par une logique immunitaire qui persisterait quand bien même on détruirait les quelque cent murs de sécurité destinés à endiguer les affrontements intercommunautaires entre quartiers majoritairement républicains/nationalistes (essentiellement catholiques) d’une part, et loyalistes/unionistes (principalement protestants) d’autre part. Multiples et subtils sont en effet les dispositifs relevant d’une « architecture immunitaire » : aux murs s’ajoutent l’agencement et l’espacement des rues et espaces verts, le florilège de drapeaux, peintures murales, peintures des bordures de trottoirs, l’emplacement de zones industrielles, parkings ou friches délibérément laissées à l’abandon, sans oublier les innombrables caméras de surveillance. Le plus souvent, ces dispositifs sont déclinés simultanément ; pris ensemble, ils concourent à la ségrégation urbaine d’une redoutable pérennité.
Revenons aux murs souvent désignés par le terme « interface ». Au moment de la chute du mur de Berlin (1989), les interfaces fleurissent à Belfast. Ici, la paix se fait au prix de l’édification de murs. Après le cessez-le-feu de 1994 on érige plus de murs qu’au plus fort du conflit nord-irlandais. Après l’accord du Vendredi saint du 10 avril 1998 qui mit fin à trente ans de guerre civile, quelque trente murs sont encore construits, renforcés ou surélevés. Plus de vingt ans après l’accord susmentionné, alors que les autorités s’étaient formellement engagées à, si ce n’est détruire, du moins significativement réduire le nombre de murs en 2023, seuls dix murs ont été… « aménagés ».
Cette ségrégation urbaine contamine même les lieux supposés être des « espaces partagés », donc accessibles à toute personne quelle que soit son affiliation communautaire. Chaque camp souhaitant renforcer et étendre son emprise territoriale, les parcs deviennent des espaces convoités : un lac, une place de jeux, un terrain de football ou un bosquet peuvent devenir une ligne de démarcation… sans que l’on en vienne à construire un mur au beau milieu d’un espace vert comme c’est le cas au parc Alexandra (Belfast-Nord).
À la suite de multiples incidents et confrontations au début des années 1990, un mur en tôle ondulée de 3 mètres de hauteur a été construit en 1994 séparant ce parc en deux parties. Résultat d’une négociation intercommunautaire, une porte a été construite en 2011 (porte fermée la nuit et les week-ends). Les places de jeux distinctes rappellent cependant au quotidien la division. Les heures d’ouverture du parc correspondant aux moments où les enfants sont dans des écoles divisées selon des critères culturo-religieux, ces derniers ont peu de chance de se rencontrer au parc – lieu devenant à la fois un espace public ouvert tout en restant un espace sectaire et divisé. L’ouverture, toute relative, confirme le cloisonnement de l’espace, le sentiment de sécurité des riverains est conforté tout comme se trouve consolidée la différence entre catholiques et protestants.
Alors que 2024 marque l’irrésistible ascension du Sinn Féin, soit l’ancienne aile politique du groupe paramilitaire IRA (armée républicaine irlandaise) en Irlande du Nord, et que la possibilité d’un référendum sur l’unification d’ici la fin de la décennie est clairement envisagée, il faudra encore du temps pour cicatriser les blessures de l’histoire sanglante du conflit nord-irlandais dont l’espace urbain de Belfast porte les stigmates.
Christophe Solioz
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