Patricia De Pas : Votre œuvre littéraire est dispersée entre plusieurs éditeurs. Pourquoi ce choix ?
Belinda Cannone : J’ai désormais tout rassemblé chez Stock où, en plus de mes essais, je vais publier prochainement un recueil de nouvelles. Mais cela ne m’empêche pas, chaque année, de donner un texte à un éditeur indépendant, par choix militant. Je pense qu’il faut aider les petites maisons qui sont des laboratoires, des pépinières d’auteurs et qui assurent la biodiversité de l’édition. Voilà pourquoi j’ai donné ces deux nouvelles à Dominique Janvier pour qu’il les publie dans le bel écrin de La Pionnière – ses livres sont toujours très beaux. Mais la vraie question serait plutôt de savoir pourquoi j’écris des nouvelles érotiques...
P. D. P. : En effet... pourquoi écrivez-vous de l’érotisme ?
B. C. : C’est un défi, pour un écrivain, d’écrire l’érotisme. Car ce qui se passe dans le moment de l’étreinte relève d’une expérience sensible qui résiste à la narration. On a du mal à mettre des mots, à se figurer ce qu’il s’y passe, et même à s’en souvenir ensuite en détail. Nous avons tous un rapport, quel qu’il soit, avec l’érotisme, mais l’étreinte, souvent ineffable, ne se dépose pas dans notre esprit sous forme de mots. Je compare parfois l’émotion érotique à celle qu’on ressent devant un bouquet. Comment exprimer la beauté simple et pourtant insaisissable des fleurs ? Je l’évoque dans mon essai sur le baiser (Le Baiser peut-être, Arléa, 2022). Le rôle de l’écrivain est précisément de mettre des mots sur l’expérience commune, sur ce que je nomme « les secrets communs » : il s’agit de ces savoirs, de ces expériences que nous avons tous sur le bout de la langue, mais que l’écrivain se donne pour tâche de mettre en mots. Écrire l’érotisme, qui appartient à la vie de chacun, à la vie en général, érotisme qui traverse aussi les romans qui ne relèvent pas spécifiquement du « genre érotique », est un défi passionnant.
P. D. P. : Avez-vous des modèles en littérature ?
B. C. : Disons qu’il y a des textes que j’aime. J’avais adoré Pierre Louÿs, Trois Filles de leur mère (1910), mais je l’aime moins. Bataille ne m’inspire pas, c’est une littérature trop sombre pour moi qui envisage plutôt le côté solaire de l’érotisme. La transgression, la question du péché ne m’intéressent pas. Il y a un livre que j’ai tellement aimé il y a très longtemps que je n’ose pas le relire, Qu’est-ce que Thérèse ? de José Pierre (La Musardine, 2009). Je ne peux pas vraiment parler de modèles, je cherche plutôt à fonder mes récits sur l’expérience sensible, telle que je la vis ou la devine chez les autres, telle que j’en saisis des bribes à travers les arts.
P. D. P. : L’érotisme est-il ce que vous préférez écrire ?
B. C. : À dire vrai, j’ai commencé à écrire à cause de la violence du monde, par effroi devant le mal que les hommes infligent aux hommes. Cette violence a été la source de mon écriture et j’ai commencé par des romans sur des sujets assez graves (le suicide de Zweig, l’injustice judiciaire). Mais face à cette douleur, force était de constater que j’étais animée par un grand désir de vivre et par une disposition à la joie. C’est toujours ce paradoxe qui nourrit mon inspiration. Je marche sur ces deux pieds : la violence du monde et, malgré elle, le désir de vivre.
P. D. P. : Vous êtes croyante ?
B. C. : Non.
P. D. P. : Allez-vous poursuivre l’écriture du désir ?
B. C. : Peut-être. Pour l’instant, j’ai moins envie d’écrire des romans et je me concentre sur les nouvelles. Et les essais, toujours. Mais quoi que j’écrive, le désir reste une source d’inspiration, car je ne cesse de m’étonner de me réveiller chaque matin avec l’envie ardente de vivre la journée qui commence. C’est pour cela que je travaille sur le désir – au-delà de raisons très personnelles liées à ma mère. Mais le désir de vivre étant un sujet qui conduit naturellement à explorer le désir charnel, qui en est l’acmé, je suppose que je continuerai à écrire l’érotisme.
P. D. P. : Dans ces deux nouvelles, vous employez un langage soutenu, sophistiqué. Le genre érotique s’accommode-t-il aisément de cette forme, selon vous ?
B. C. : L’érotisme n’est pas exactement un genre sous ma plume, au sens où il traverse la plupart de mes romans et plusieurs de mes essais sans en être le sujet central. Du reste, l’érotisme est un très vaste territoire, et chacun en arpente une partie, à sa façon. La mienne n’est pas celle de Bataille, avec son érotisme noir, ou de plusieurs auteurs qui mettent en scène un érotisme de la transgression. Je m’intéresse à un type d’érotisme qui ne me donne pas envie d’employer une langue trash ou vulgaire. Il s’agit de l’érotisme qui s’épanouit dans le cadre d’une relation affective. Il n’est pas forcément lié à l’amour au sens classique (engageant), mais en tout cas au désir : j’entends par là qu’on peut trouver dans l’érotisme la satisfaction d’une envie, d’une pulsion, mais on peut aussi y voir l’assomption d’une relation, sa forme la plus généreuse. C’est là mon maître-mot, relation. « Je te désire » : ce « te » installe autrui au cœur de ma phrase, de mon élan vers lui, et il n’a rien de solipsiste. L’expérience de l’érotisme n’est jamais aussi extraordinaire que lorsqu’elle se joue dans le cadre d’une belle rencontre avec une altérité. Dans l’étreinte, nous entrons dans une relation avec un autre qui nous permet de vivre cette expérience inouïe : la rencontre dans l’intime, où l’on est plus nu que nu. Ici, même si la crudité est un ingrédient essentiel, rien de trash.
P. D. P. : Vous opposez sophistication et vulgarité, mais il pourrait y avoir une voie intermédiaire ; sans aller jusqu’au trash, on pourrait vouloir écrire le désir dans un style en prise directe avec les sensations. Vous usez d’un niveau de langue élaboré avec des phrases longues, des incises, un lexique élevé, même si j’ai été étonnée par l’emploi du verbe « mater » dans l’une de vos nouvelles...
B. C. : C’est mon style, dans lequel j’écris depuis toujours, c’est la langue que j’aime. Pourquoi aurais-je dû en changer en écrivant l’érotisme ? La prise directe avec les sensations ? Mais même dans ses gestes les plus crus, les plus intimes ou secrets, l’érotisme a partie liée avec la beauté, il recèle une forme de grandeur qui ne s’accommoderait pas d’une langue médiocre. Je ne crois pas que le niveau de langue doive être abaissé sous prétexte qu’on parle d’érotisme, sauf si l’on croit que faire l’amour est une activité dégradante, vulgaire, ou purement physique. Moi, je crois qu’elle peut être somptueuse, parce qu’elle met l’autre en gloire et qu’elle engage tout notre corps-esprit. C’est d’ailleurs la différence entre la pornographie et l’érotisme. La première ne se préoccupe guère de forme, car elle tente de provoquer les émotions qui nous viennent devant la chose même. Tandis que l’œuvre érotique (film ou prose) est un objet artistique, le fruit d’une médiation entre la chose et son expression. Mon Petit Éloge du désir (Folio, 2013) m’apporte la satisfaction d’entendre souvent des lecteurs me dire que, lors de la rencontre, pour entretenir la flamme de leur désir, lui donner son expression adéquate, ils le lisent en couple ou s’en échangent des extraits. C’est ce qui me convainc que j’ai réussi à parler le langage des amants, de leur ardeur, en tout cas dans ce livre qui continue à être mon best-seller.
Pour vous répondre à propos de l’emploi du verbe « mater » : c’est le sujet central de mes deux nouvelles. Or, comment dire autrement le regard érotisé, le fait de regarder l’autre avec concupiscence ? Je pense qu’il n’y a pas d’équivalent dans la langue soutenue...
Patricia De Pas
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