Sur le même sujet

Brève typologie des collectionneurs

Article publié dans le n°1211 (16 mars 2019) de Quinzaines

Le geste de collecter des objets et de les conserver obéit sans doute à une pulsion primaire. Entassés sans ordre, les objets sont alors simplement accumulés. Tout autre est la collection, totalité organique qui se déploie autour d’une époque ou d’un thème.
Le geste de collecter des objets et de les conserver obéit sans doute à une pulsion primaire. Entassés sans ordre, les objets sont alors simplement accumulés. Tout autre est la collection, totalité organique qui se déploie autour d’une époque ou d’un thème.

Prenons l'exemple de Philippe Mons, psychiatre et collectionneur : il préfère se définir comme un accumulateur que comme un collectionneur. La pulsion d’accumulation correspond aux anciens cabinets de curiosités – avec toute l’ambivalence du terme, la curiosité étant à la fois du côté de l’objet bizarre et insolite et du sujet qui s’y intéresse au point de vouloir se l’approprier. En effet, depuis les surréalistes, à l’image de la collection d’André Breton – hélas dispersée en 2003 – qui mêlait harmonieusement coquillages, minéraux, poupées amérindiennes, objets et œuvres d’art diverses, le cabinet de curiosités est redevenu une forme esthétique dans laquelle l’art cesse d’être une catégorie pertinente pour désigner un ensemble hétéroclite d’objets dont le charme, l’attrait magique, fait la valeur[1]

Amateurs de curiosités et amateurs d’art 

Les nouveaux cabinets de curiosités sont des installations, des dispositifs d’accumulation. Les collectionneurs contemporains, tout en reprenant les codes classiques du genre, associent des objets d’art religieux de toute origine, d’art populaire, d’art brut ou contemporain avec des vanités ou des objets érotiques. Plutôt que de reconstituer des mondes lointains ou fantasmés, ils expriment une intimité ou une quête intérieure. Selon le psychanalyste Gérard Wajcman, « le kit minimal d’une collection c’est : des objets + un désir. Toute collection est, dans son principe, un acte délibéré et libre de pur désir. C’est-à-dire accompli sous la contrainte, la férule tyrannique de l’objet. Rien de moins libre qu’un collectionneur[2]. »

L’appropriation est bien le premier désir des collectionneurs, quel que soit leur domaine. Mais quand elle se spécialise, l’accumulateur devient un amateur qui exprime un goût particulier pour une certaine période de l’histoire de l’art. C’est ainsi que l’historien de la littérature italien Mario Praz, auteur de Goût néoclassique (Gallimard, 1991), avait entièrement meublé et décoré sa demeure romaine selon ce goût. En effet, toute collection est d’abord la mise en acte d’un goût. Le Palazzo Ricci, puis le Palazzo Primoli, dont « le professeur » – comme on surnommait Mario Praz à Rome – n’était que le modeste locataire, deviennent au cours des années, grâce à son intelligence de collectionneur, de véritables musées des styles néoclassique et Empire. Mais les précieux meubles et objets, points de départ de subtiles interférences entre leur description, leur origine, leurs propriétaires successifs, les conditions dans lesquelles ils ont été acquis et les souvenirs personnels qu’ils évoquent, répondent pour lui moins au goût de la possession qu’à la pure jouissance du cœur. La Maison de la vie (Gallimard, 1993) est la description touchante de sa collection par ce collectionneur à la fois érudit et passionné.

L’amateur se distingue cependant du collectionneur car il peut se contenter de peu. Le collectionneur, quant à lui, est pris dans un vertige de possession, car il vise une totalité inaccessible : il reste toujours un objet manquant qui peut venir compléter ses précédentes acquisitions. Cette quête infinie fait que certains collectionneurs se détournent d’un domaine pour en aborder un autre : c’est le cas de Daniel Cordier, grand amateur d’art qui avait acquis en peu d’années une collection prestigieuse. Après l’avoir en partie donnée au Centre Pompidou, il a poursuivi ses acquisitions, se tournant en particulier vers l’art africain. 

Le goût, facteur de distinction 

Il serait cependant trop simple de caractériser les collectionneurs par leur pulsion psychique d’appropriation. La dimension sociale des collections d’art est évidente : collectionner est aussi un moyen de s’imposer, de faire preuve de son goût et de son savoir – selon la thèse défendue par Pierre Bourdieu dans La Distinction (Minuit, 1979). Les collections cessent dans ce cas de relever de l’espace intime, elles s’affichent à côté d’autres conduites sociales de prestige où la rivalité mimétique est une constante. Les Wildenstein, collectionneurs d’art sur plusieurs générations, investissaient aussi dans l’élevage de chevaux de course, avec un esprit de compétition. Depuis la fin du XIXe siècle, des collectionneurs ont tenu à exposer leurs acquisitions afin de se situer dans une aristocratie culturelle, au point que l’humoriste Georges Courteline s’était amusé à entasser des œuvres « ratées et pitoyables » pour se moquer des collectionneurs de son temps[3].

Antoine de Galbert remarque à juste titre que, sur le plan esthétique, certaines collections « font œuvre », comme celle de Breton, quand d’autres, aussi riches soient-elles, ne sont que de simples capharnaüms. De plus, la dimension économique du champ artistique suppose que certains collectionneurs deviennent des investisseurs ou des mécènes. L’opacité des transferts financiers ferait-elle des collections d’art des moyens de spéculation en période de crise ? Peut-être, mais beaucoup de collectionneurs n’achètent pas dans ce but, leur collection étant pour eux une fin et non pas un moyen. Le marché de l’art n’existerait pas sans les collectionneurs, mais la sagacité de certains les pousse à s’en méfier ; ils cherchent à faire des découvertes, à se tourner vers de nouvelles productions qui les contentent davantage. 

L’art contemporain : des collectionneurs-mécènes

Pour ce qui concerne l’art contemporain, on peut identifier deux types de collectionneurs, dont les motivations sont complémentaires : d’un côté, un collectionneur classique mû par un désir de possession et une relation à l’œuvre ; de l’autre, un collectionneur qui visite les musées, qui souhaite participer à la vitalité de la création contemporaine. Ces deux pôles extrêmes sont présents à des intensités diverses dans les profils de collectionneur. Au-delà des quelques grands collectionneurs-mécènes très médiatisés, la population des collectionneurs d’art contemporain semble insaisissable. Très diverse dans ses pratiques, elle joue pourtant un rôle fondamental dans la définition de la valeur économique et artistique des œuvres et des artistes en soutenant l’art en train de se faire. Les interventions des collectionneurs dans l’écosystème de l’art sont multiples. La fréquentation des galeries et des foires d’art contemporain, le soutien aux artistes par l’acquisition d’œuvres, voire parfois par une aide financière directe, la participation à des instances institutionnelles (conseils d’administration de musées, par exemple), font du collectionneur un acteur majeur de l’art actuel.

L’existence d’un tissu dense de collectionneurs est donc essentielle à la diversité de la scène artistique contemporaine. Leurs choix engagés profitent à cette diversité, même s’ils confortent parfois les propositions des collections institutionnelles. En explorant l’hétérogénéité de cette population méconnue, de ses pratiques et des motivations qui la guident, ainsi que les collaborations variées que les collectionneurs nouent avec les acteurs marchands et institutionnels, une étude récente sur les collectionneurs décrit leurs profils et leur rôle dans l’écosystème de l’art : Collectionneurs d’art contemporain, des acteurs méconnus de la vie artistique, par Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal, publié en 2015 par le département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication.

[1]. Sur le regain d’intérêt pour cette forme esthétique, voir Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, Gallimard, 2002.
[2]. Gérard Wajcman, Collection, Nous, 1999.
[3]. Voir Claire Margat, « Le “Musée des horreurs” de Georges Courteline », Les Cahiers du musée national d’Art moderne, no 73, automne 2000.

Claire Margat

Vous aimerez aussi