Peintre et collectionneur, collectionneur parce que peintre, Jean Dubuffet (1901-1985) a entamé sa collection en 1945 et l’avait accumulée en quelques années avant même de chercher quelle dénomination pouvait convenir à cet assemblage hétéroclite. Avec la notion d’« art brut », il entendait refuser les anciennes appellations d’« art des fous » pour les productions asilaires qui le fascinent et qu’il collecte, ou encore d’« art naïf », et il recherchait tout ce qui relève de l’expression plastique spontanée de créateurs ou de créatrices sans aucune formation artistique.
Les productions d’art brut sont « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique », qui « tirent tout (sujet, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fonds […]. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir de ses propres impulsions. » (Jean Dubuffet, L’Art brut préféré aux arts culturels, 1949.)
Dubuffet a donné sa collection à la ville de Lausanne en 1971, où la Collection de l’Art brut ne s’est pas contentée de gérer cet héritage et poursuit ses recherches par de nouvelles acquisitions. Avec l’exposition « Acquisitions 2012-2018 », elle proposait tout récemment de découvrir une sélection d’œuvres parmi celles entrées dans la collection depuis l’arrivée de Sarah Lombardi à la tête du musée en 2012. Cette présentation, qui réunissait plus de 150 dessins, peintures, sculptures, pièces textiles et photographies, a mis en lumière le dynamisme de l’institution. Le terme « collection » reste préféré à celui de « musée » – comme l’art brut était, pour Dubuffet, « préféré aux arts culturels ». L’idée de collection insiste en effet sur la vitalité d’un lieu où les découvertes sont possibles et même souhaitables. Et à la suite de Dubuffet, dans la mesure où le terme « art brut » est conservé, de nombreuses collections se sont manifestées en Europe, parce que des amateurs passionnés se sont plu à accumuler des productions d’art brut.
Art brut & Cie
En premier lieu Bruno Decharme, qui possède des œuvres historiques, comme celles de Wölfli, et qui poursuit ses investigations. Il est à la tête d’une collection importante en quantité et en qualité qui avait été montrée par Antoine de Galbert à La Maison rouge d’octobre 2014 à janvier 2015. Il a créé ABCD (Art Brut Connaissance et Diffusion) et il continue à utiliser le label « art brut » pour son compte. Avant lui, L’Aracine – une association à but non lucratif – avait acquis de l’art brut en réaction au départ de la collection de Dubuffet hors de France. Avec la croissance de la collection de L’Aracine, atteignant plus de 3 500 œuvres, sa fondatrice, Madeleine Lommel, a décidé de la donner au LaM de Villeneuve-d’Ascq, qui en 1999 est devenu de ce fait le premier musée d’art brut en France. Onze ans plus tard, un département entièrement consacré à l’art brut est inauguré pour la première fois en Europe dans un musée d’art moderne et contemporain.Je signale que le nouvel accrochage, pour les vingt ans de l’arrivée de la collection de L’Aracine, sera inauguré en septembre 2019 avec les Journées du patrimoine.
D’abord en rivalité mimétique avec la passion de Dubuffet, l’intérêt pour l’art brut s’est émancipé progressivement de cette référence et de la figure d’autorité qu’il incarne. Des collectionneurs peuvent intégrer de l’art brut à leurs collections sans se spécialiser (comme Antoine de Galbert) ou encore poursuivre des collections diversifiées d’art premier et d’art contemporain en se tournant vers l’art brut : c’est le cas des collectionneurs Richard Treger et Antonio Saint Silvestre, qui ont acquis des classiques de l’art brut qu’ils exposent dans leur musée au Portugal, inauguré en 2014 à l’Oliva Creative Factory. Ces collectionneurs se sont passionnés pour l’art brut au point de cesser d’agrandir leurs autres collections. On peut encore citer la collection De Stadshof, en dépôt au musée du Dr Guislain à Gand en Belgique, qui a été exposée à Paris à la Halle Saint-Pierre, haut lieu de l’art brut, et celle de l’Autrichienne Hannah Rieger, qui expose actuellement au Kunstforum à Vienne de l’art brut au féminin : « Flying High. Women Artists of Art Brut ».
Pourtant, du vivant même de Dubuffet, et parce qu’il se réservait l’usage de l’expression « art brut », d’autres appellations ont dû voir le jour : l’« art hors-les-normes » – trouvaille de Dubuffet – désignait la collection d’Alain Bourbonnais, visible aujourd’hui à la Fabuloserie, à Dicy dans l’Yonne. Dubuffet entendait bien se réserver l’utilisation du terme « art brut » : « Le public est induit à penser que votre galerie est une émanation de la Compagnie de l’Art Brut […]. Je me permets donc de vous demander d’intervenir afin que soit évitée dans la suite toute confusion entre la Compagnie de l’Art Brut et votre galerie », écrivait-il à Alain Bourbonnais le 6 décembre 1972. La « Création franche » désigne la collection de Gérard Sendrey, qui est visible au musée de Bègles, près de Bordeaux. Enfin, on a repris dans les pays anglo-saxons l’expression outsider art à la suite de la traduction anglaise du terme « art brut » par Roger Cardinal pour le titre de son ouvrage en 1972.
Vers une reconnaissance
Des auteurs d’art brut peuvent venir intégrer des collections prestigieuses sans que leurs œuvres y figurent nécessairement comme de l’art brut. C’est le cas du Tchèque Lubos Plny, dont une œuvre a été achetée par le Centre Pompidou, comme de tous les auteurs qui ont déjà figuré dans des biennales d’art contemporain, à Venise ou ailleurs. L’art brut passe alors de la collection aux musées publics ou privés.
Enfin, les collectionneurs cessent de plus en plus de se cantonner à l’art brut et cette propension au décloisonnement se rencontre surtout chez les collectionneurs de la troisième génération. En Suisse, la collection d’« art différencié » réunie par Korine et Max E. Amman se moque des catégories, tout comme celle de Jean-David Mermod et Philippe Eternod. La pièce maîtresse de leur collection, Le Cloisonné de théâtre d’Aloïse Corbaz (14 mètres de long), coexiste avec des œuvres aux limites de l’art brut comme des peintures au doigt de Louis Soutter et des dessins hallucinatoires de Marguerite Burnat-Provins, que Dubuffet avait déclassés de l’art brut vers la « Neuve Invention ». Le récent Museum of Everything, créé par le Britannique James Brett, est emblématique de cet esprit d’ouverture, en mêlant folk art et art brut.
Des collectionneurs mettent en place un système de fédération. À plusieurs, ils confrontent leurs points de vue et augmentent leur budget. En faisant le choix du collectif avec le cadre juridique de l’association L’Aracine, Madeleine Lommel avait reçu des dons et des subventions publiques. C’était aussi le cas du collectif De Stadshof, basé aux Pays-Bas. En 1987, Philippe Eternod et Jean-David Mermod se sont associés pour acheter l’œuvre d’Aloïse Corbaz, à l’origine de leur collection.
Pourquoi de plus en plus de collectionneurs s’intéressent-ils à l’art brut au point de créer un marché autonome, ce dont témoignent des galeries spécialisées comme celle de Christian Berst à Paris, ainsi que l’arrivée de l’OAF (Outsider Art Fair), venue des États-Unis, qui se tient une fois par an dans la capitale ? Christian Berst fut lui-même collectionneur avant d’ouvrir sa galerie à Paris, et constate que depuis une dizaine d’années des collectionneurs de plus en plus nombreux se tournent vers l’art brut. L’art brut contemporain les attire sans doute pour une question de budget : en effet, même si les grands maîtres de l’art brut, comme Wölfli, sont désormais hors de prix, l’art brut est bien plus accessible que l’art contemporain, dont les prix s’envolent, et même que les arts premiers. Mais cette ouverture récente de l’art brut, qui intègre des collections d’art moderne ou contemporain, doit aussi être comprise en dehors de raisons économiques : les amateurs d’art brut s’intéressent surtout à la quête de sens qu’expriment les auteurs d’art brut.
Tout collectionneur est, selon la formule de Christian Berst, le « bâtisseur d’un palais mental ». Et l’art brut est un art qui s’émancipe des recherches esthétiques formelles tout en résistant aux impératifs du marché de l’art contemporain. Il est souvent l’expression de « mythologies individuelles », pour reprendre l’expression de Harald Szeemann, et il peut donner ainsi accès à des visions du monde divergentes et insolites. Par définition, il ne s’adresse pas au marché ni aux amateurs d’art, car les auteurs d’art brut ne sont pas conscients de faire de l’art. Et paradoxalement, c’est cette altérité qui fait la valeur de leurs productions pour les amateurs qui se mettent à collectionner de l’art brut. Ils veulent promouvoir des alternatives à ce qui a été ou ce qui est reconnu comme de l’art. Parmi les collectionneurs émergents qui découvrent de nouveaux auteurs, on peut citer Éric Gauthier, avec sa galerie du Moineau écarlate. Collectionneur d’art brut depuis l’an 2000, il expose jusqu’au 13 avril dans cette galerie parisienne (82, rue des Cascades, dans le 20e arr.) les dessins de soucoupes volantes, aéronefs et autres « objets volants identifiés » de « Maurice », un SDF dont il a découvert le travail et met en valeur l’inventivité.
Claire Margat
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