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Ça grouille, ça vocifère, ça envahit

Au cœur du plateau de Langres, dans cette abbaye (fondée en 1135 par saint Bernard), cette exposition offre plus de quatre-vingts œuvres de Dado (né en 1933 au Monténégro, mort en 2010 à Pontoise). Ce sont des peintures (certaines monumentales), des dessins, des collages, des gravures, des sculptures.  

EXPOSITION
DADO-HORAMA

Centre d’art contemporain de l’abbaye d’Auberive
1, place de l’Abbaye, 52 160 Auberive
7 juin-27 septembre 2015

 

ALEXIA VOLOT, HARRY BELLET ET MICHAEL PEPPIATT
CATALOGUE DE L’EXPOSITION

Centre d’art de l’abbaye d’Auberive, 144 p., 32 €

Au cœur du plateau de Langres, dans cette abbaye (fondée en 1135 par saint Bernard), cette exposition offre plus de quatre-vingts œuvres de Dado (né en 1933 au Monténégro, mort en 2010 à Pontoise). Ce sont des peintures (certaines monumentales), des dessins, des collages, des gravures, des sculptures.  

Dado, artiste français, internationalement reconnu, met en évidence les cauchemars, les hallucinations, les atrocités de la guerre, l’effroi, le monstrueux, les zones incertaines et les détails minutieux, les animaux fantastiques, le cri d’un bébé boursouflé, les corps enchevêtrés, le chaos des démons et des revenants, les famines, les épidémies, la contamination, les cultures de bactéries, les autopsies, les embryons. Les métastases sont des amas de cellules anarchiques, les proliférations qui se disséminent. Souvent, le mou, le flasque, le visqueux, le poisseux, les fluides, le mouvant, la bave, les venins, les liquides corrosifs coulent, dégoulinent. Les organes enflent, pullulent, profitent, croissent ; leurs proportions hideuses se développent, se déploient.

Sans apitoiement, sans réquisitoire, Dado crée un univers mouvant, changeant, les métamorphoses des êtres turbulents, leurs mutations, leurs déguisements, le pourrissement et les renaissances. Dado est un visionnaire, un anatomiste fiévreux, un tératologue. Il invente des buées roses, vertes ou bleuâtres, des tonalités délétères, des gribouillis agencés, des zébrures, des taches contrôlées. Vers 2007, Dado découvre des oiseaux difformes. Selon le poète Claude Louis-Combet, ces oiseaux insolites seraient des « êtres en douleur, figures de solitude et déchirement » ; ils seraient « nos frères mazoutés ». En septembre 2007 (QL n° 853), je décris ces volatiles émouvants et redoutables, cocasses et tragiques. Le « Rouge-gorge familier » « n’a plus sa gorge rouge. La "Perdrix grise"se dresse sur un œuf et jongle. Le "Pétrel Tempête" titube. Le "Lagopède des Alpes" ressemble au père Ubu. Tel oiseau est d’un rose indécent. Le "Chevalier cul-blanc" est un danseur bondissant. La longue queue de la Mésange est un nez gigantesque. Le "Pluvier doré" a une tête de félin. Le "Râle des genêts" ressemble à une clepsydre bleue. La "Mésange boréale" est enfermée dans un sac sanglant. La "Chouette chevêchette" lève des bras humains et piétine le sol en cadence. Le "Coucou gris" a des nageoires. La "Pie noire" sort d’une tombe haute. La "Chouette de l’Oural" est une farceuse et son nid est un cube ».

Très tôt, en 1956, à vingt-trois ans, Dado arrive en France. Il rencontre Jean Dubuffet, Matta, Réquichot, Bellmer, Daniel Cordier (qui est son marchand jusqu’en 1964). Puis on trouve ses œuvres dans les galeries André-François Petit, Jeanne-Bucher, Isy Brachot, Beaubourg, Alain Margaron, dans les musées…

Dans de multiples entretiens avec des critiques d’art et des écrivains (Bernard Noël, Jean-Louis Ferrier, Michaël Peppiatt, Jacques Henric, Georges Limbour, Pierre Bettencourt…), Dado apparaît intelligent, lucide, cultivé et anxieux. À Jean-Louis Ferrier (1997), il précise : « La peinture est, pour moi, une forme de noyade ou d’agonie. Un tableau ressemble à un gouffre. […] Tout en étant un mécréant congénital, j’imagine que les mystiques ont cette espèce d’entêtement avec lequel je peins. […] J’aime bien citer Kierkegaard quand il dit qu’il pêche dans les eaux troubles dans son âme et, de temps en temps harponne un monstre. […] La sculpture, pour moi, ce sont les roches basaltiques, les racines, les stalactites, les ossements alors que la peinture, ce serait ce qu’il y a dessus, des lichens. La peinture c’est ça, c’est l’épiderme. […] Je guette mon tableau comme un prédateur et comme une victime. […] La toile doit être debout, on la fait debout… »

En 1979, Michael Peppiatt et Dado dialoguent. Dado choisit d’abord la difficulté du dessin : « Ce qui m’intéresse dans le dessin, c’est le côté austère, terriblement austère. Ça n’a aucun attrait. C’est dur comme le sel. […] La plume te freine, et il faut presque entailler le papier, comme un tatouage – parce que le papier a une grande vulnérabilité, un côté "derme". Je voulais, chaque fois que j’étais plongé dedans, que la feuille subisse comme une pluie de venin, mais qu’elle devienne finalement belle. […]
Je ne suis que ça, vulnérabilité et destruction ».

Venu en 1956 à Paris, Dado peint alors une fresque dans le W.C. d’un atelier de lithographie. En 2009, à Paris, il raconte un souvenir : « Un jour, je prends du noir de litho, de l’essence de bagnole. La cuvette devient une guillotine et j’écris sur le mur quelque chose comme "mon amour". Quand Dubuffet (qui travaille là) va pisser, il voit ça, et du coup, plus tard, il s’intéressera à mes dessins. […] C’était déjà pour moi une manière de m’exprimer comme le feront plus tard les tagueurs ».

Il y a des mots que Dado hait et d’autres qui lui plaisent. « Je n’aime pas le mot "idée" ; je n’aime pas le mot "bonheur" ; je n’aime pas le mot "sexe". Mais j’aime le mot "lumière" ; j’aime le mot "eau" ; j’aime les mots "végétaux", "minéraux". Et c’est pour cela que je me suis acoquiné avec Buffon ». Pendant des dizaines d’années, Dado a regardé l’Histoire naturelle générale et particulière (1749-1789) de Buffon. Selon lui, cette Histoire naturelle ne doit pas oublier les hybrides, les chimères, le mélange de tous les règnes. Dado veut proposer des formes bizarres et convulsives. Dado serait un acolyte de Buffon. Il ne cherche absolument pas une « anti-nature » ; il veut plutôt imaginer une « para-nature ». « Mon souci le plus intime, le plus profond, c’est de rajouter quelque chose à la nature. »

Les peintures, les dessins, les collages, les sculptures de Dado seraient probablement au-delà de la nature, en deçà de la nature, à côté de la nature. Les œuvres de Dado seraient de nouveaux ajouts, des compléments, des suppléments, des annexes de l’univers.

Grâce aux œuvres de Dado et à la lumière, ça grouille, ça envahit, ça vocifère. Et ça brille, ça chatoie, c’est lumineux. Un chaos troublant et joyeux.

Gilbert Lascault