Ce recueil est un hommage rendu à son directeur fondateur par l’organisme qu’il a créé et animé. Il s’apparente au genre des Varia et autres Miscellanées, tant sont divers les sujets traités. T. W. Gaehtgens peut s’intéresser autant à un tableau de Fragonard (Corésus et Callirohé), au portrait nazaréen de Napoléon par les frères Olivier, qu’à la fortune de Delacroix dans la critique d’art allemande au début du XXe siècle, ou encore à l’imaginaire de la cathédrale dans la description du grand magasin chez Zola… Tout en étant fédérés autour des XVIIIe-XIXe siècles, ses centres d’intérêt croisent les différents niveaux d’analyse qu’on peut attendre d’un discours sur la production artistique : politique, idéologique, esthétique et, bien sûr – c’en est le fil rouge –, historique.
Le recueil ne débute pas par hasard par une préface de Pierre Nora : il est à sa manière une défense et illustration de l’histoire de l’art, celle-ci offrant un éclairage tout particulier de l’histoire globale des sociétés. Il s’agit en effet, en toile de fond, d’« encourager la compréhension de l’histoire en dégageant le rôle de l’art dans le processus historique ». L’enjeu n’est pas nouveau : il prolonge l’ambition des grands historiens de l’art allemands au XIXe siècle (tel Jacob Burckhardt), comme celle des spécialistes français (Pierre Francastel, par exemple). Mais il se place en une époque qui a vu se séparer et s’affronter la lecture historique des œuvres et le discours esthétique qu’elles suscitent. Entre la réduction des créations à des « documents » révélateurs d’un état de société, et leur vampirisation par les théories du beau ou de l’art, T. W. Gaehtgens a maintenu un équilibre salutaire, qui tisse toujours avec bonheur l’information, l’analyse, et l’appréciation sensible.
La démarche de l’historien d’art n’est pas ici sans analogie avec celle de la philologie allemande (dont on connaît la richesse, pour les études littéraires, avec Mimésis d’Erich Auerbach) : un mélange de rigueur et de probité, commençant toujours par poser les informations nécessaires, excluant toute forme de forfanterie ou de brillant artificiel dans le propos, et conduisant aussi sûrement que souplement à une lecture enrichie des œuvres. Loin de se réduire à une recherche des seules sources iconographiques, et refusant de s’engager exclusivement dans des interprétations iconologiques ou herméneutiques, tous ces articles manifestent, comme l’écrit Pierre Nora, « une érudition vivante qui fait de la plupart de ses essais de véritables petites nouvelles ».
L’analyse des tableaux accorde une importance marquée à la composition, qui en détermine manifestement pour l’auteur la syntaxe et trahit la lecture du réel qu’il propose. L’idée est devenue classique (on se souvient par exemple des commentaires magistraux de Claudel sur le triangle dans les tableaux hollandais). T. W. Gaehtgens en use de façon aussi peu théorique que révélatrice, par exemple lorsqu’il compare le Jardin des Tuileries de Menzel et La Musique aux Tuileries de Manet : « Tandis que chez Manet la composition équilibrée fait ressortir des liens entre les figures et les groupes au premier plan, (…) Menzel a préféré une construction en diagonale à une construction frontale, il choisit un cadrage de détail sans délimiter clairement les bords. » Du coup, la situation du spectateur diffère face aux deux œuvres : il peut entrer dans le tableau de Menzel, « emprunter le chemin ombragé à gauche », tandis que chez Manet « le spectateur doit percevoir l’œuvre par ses sens et faire abstraction de la réalité du sujet ». Toute une définition de l’art « moderne » ressort en filigrane, et sans aucune insistance rhétorique, de cette distinction.
En comparant ainsi des tableaux, T. W. Gaehtgens se présente bien comme « l’homme du passage » dont parle Pierre Nora : toujours attentif aux rapports entre les créations et entre les pays (par exemple lorsqu’il étudie la mise en cause de l’académisme en France, et en Allemagne). Ce comparatisme implicite ou revendiqué lui permet de bien saisir l’importance du cadre institutionnel dans lequel se créent ou sont conservées les œuvres. Trois articles d’une grande clarté analysent l’idéologie et les modalités de la création des musées, en France et en Allemagne. Ils montrent à quel point ils révèlent une logique patrimoniale, un nationalisme artistique, une attente culturelle de la classe bourgeoise, et un souci démocratique et pédagogique : « Le musée entre science de l’art et instruction publique ». La formule vaut d’ailleurs tout autant pour la nature de ces articles, qui sont souvent des synthèses, réalisées avec bonheur, de travaux de recherche universitaires plus pointus : on ne trouvera ici nulle révélation, mais on redécouvrira des artistes parfois minorés (par exemple le dessinateur Grandville, objet d’un passionnant article, ou le peintre Menzel, dont Duranty disait : « Il a la névrose du vrai ») ; et l’on se laissera volontiers guider et charmer par un propos toujours éclairant et élégant.
Bénéficiant de très nombreuses illustrations en noir et blanc disposées au fil de l’ouvrage, et de reproductions en couleurs dans un cahier central, ce recueil présente un impressionnant index des noms qui est à lui seul une image de l’immense culture brassée par T. W. Gaehtgens. Il présente en outre une qualité éditoriale (mise en pages, correction du texte) plutôt rare aujourd’hui. C’est assurément un bel hommage rendu aux mérites d’une histoire de l’art intelligente.
Daniel Bergez
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