Ce livre traite des rapports entre le climat et la violence au moment où le souvenir de la brutalité inouïe par laquelle les pays industrialisés s’assurèrent le contrôle et le pillage des ressources de leurs colonies est tout juste gommé par notre « amnésie démocratique ». Voici que s’ouvre un nouveau cycle de l’histoire asymétrique de l’humanité, au moment aussi où l’implacable efficacité du modèle occidental parvient à une limite structurelle de son fonctionnement, « une limite que personne, ou presque n’avait soupçonnée si proche et si nette ». Cette limite est physique mais surtout sociale car ce modèle ne marche comme principe planétaire que si « de la puissance s’accumule en un endroit du monde pour être employée dans un autre ».
En creusant le sillon de ses recherches passées sur la violence, Harald Welzer montre en quoi l’ouragan Katrina qui balaya La Nouvelle-Orléans en 2005 est paradigmatique des catastrophes climatiques et sociales à venir et insiste sur l’urgence suivante : les sciences humaines et sociales doivent se consacrer aux phénomènes majeurs que sont « l’implosion de sociétés, les conflits autour des ressources, les migrations massives, les insécurités, les angoisses, les radicalisations, les économies de guerre et de violence » qui domineront le XXIe siècle dont l’avenir est déjà parmi nous. L’Afghanistan et le Soudan sont les plus connus d’une trentaine de pays menacés de dislocation dans un proche avenir, selon l’ONG Greenpeace. L’évolution anthropogène du climat comme le pillage irréversible des ressources et la destruction durable d’espaces de survie, de même que tous les dégâts écologiques, sont d’ordre social car « ils touchent aux problèmes de survie des hommes et ne sont d’ailleurs perçus que par eux ». Les causes structurelles des conflits comme l’émergence de marchés de la violence ou l’exclusion, voire l’extermination, de groupes de populations, se trouvent amplifiées par l’enchevêtrement des problèmes écologiques, tels que la dégradation des sols et des ressources en eau ou l’effondrement de la biodiversité dont les premiers effets sont alimentaires, sanitaires et migratoires. Les disparités et injustices internationales dans les dommages subis ainsi que dans la capacité à y faire face seront une source de conflits armés entre groupes sociaux et États, mais aussi entre générations et cela pour la première fois dans l’histoire à l’échelle planétaire. Résumons les causes probables des conflits d’origine « climatique » : exploitation de sols et accès à l’eau potable ; multiplication des migrations internationales ; montée de l’océan, inondations et/ou sécheresses récurrentes sans oublier l’appropriation des matières premières.
Comme les catastrophes majeures du XXe siècle en ont administré la preuve, la terreur et l’extermination de masse, dont l’Holocauste reste à ce jour le paradigme indépassé, ne sont pas seulement des moyens pour transformer une réalité fantasmée en réalité vécue, mais aussi un mode de communication puissant et efficace. Bouclage des frontières, camps de transit, expulsions et surtout érection de barrières réputées infranchissables sont les moyens ordinaires mis à l’œuvre par les pays riches pour s’opposer à toute tentative de pénétration de leurs territoires par des flux migratoires de réfugiés de toutes les misères du monde. Ainsi les États-Unis ont le projet de fermer leurs 1 123 kilomètres de frontière avec le Mexique par des murs réels ou des clôtures virtuelles (radars, miradors, drones) et l’Union européenne réagit à l’afflux croissant de migrants par la mise sur pied d’une police aux frontières dont la direction est confiée à l’agence Frontex. Après l’Holocauste qui, au XXe siècle, a durablement ébranlé la confiance en notre monde, nous devons comprendre que les catastrophes techniques, naturelles et sociales du XXIe siècle peuvent prendre des dimensions inimaginables, ne serait-ce que parce qu’avant qu’elles ne se produisent, nous ne disposons d’aucun « cadre référentiel dans lequel elles pourraient être rangées » : ainsi, le changement climatique comme problème écosocial a quelque chose en commun avec ces catastrophes énormes, « dans la mesure où la menace est globale, ses conséquences sont imprévisibles, les moyens de le contrôler anodins et son effet psychologique désorientant ». Il y a là un potentiel de violence d’autant plus virulente que leurs effets seront totalement asymétriques. L’auteur insiste, les catastrophes sociales s’ouvrent dès l’engagement dans des directions décisionnelles fausses, voire monstrueuses : soit, en Allemagne, dès que des hypothèses sur l’inégalité des hommes furent élevées au rang de vérités scientifiques, de lois et de décrets. Et cependant, quelle conscience aurait-on pu avoir à ce moment de la catastrophe qui allait s’abattre sur les Juifs « alors que personne ne songeait encore à une invention aussi ahurissante que celle d’usines à exterminer des êtres humains » ?
Les psychologues de l’environnement nomment Shifting baselines le phénomène qui consiste « en ce que les hommes considèrent toujours comme naturel l’état de leur environnement qui coïncide avec la durée de leur vie et de leur expérience ». Cependant, si les génocides du XXe siècle ont révélé avec quelle rapidité la solution aux problèmes qu’éprouve une société peut déboucher sur des énoncés radicaux et des actions meurtrières, nous sommes théoriquement démunis face à de probables catastrophes dans notre siècle. Ainsi paradoxalement les sciences sociales se refusent à se représenter que ce phénomène pourtant décrit avec précision par les sciences de la nature (en l’espèce la climatologie avec ses savants et ses experts réunis dans le GIECC) « puissent générer des catastrophes comme l’implosion de systèmes sociaux, des guerres civiles... ». Le scénario imaginé par Harald Welzer est pourtant vraisemblable tant il est vrai que la plupart des changements dont il nous livre la dramaturgie ont depuis longtemps dépassé le stade de simples hypothèses : asymétries sociales toujours plus démesurées, flots ininterrompus de migrants, escalade sans fin des processus de terrorisme et des contre-mesures sécuritaires dont se barde l’Occident, usage délocalisé et privatisé de la violence armée et affaissement des normes de l’État de droit : « Il y a des guerres du climat, des gens tuent, des gens meurent. » Il n’existe pas la moindre raison de croire que le monde ne va pas se réfugier dans l’escalade de toutes les violences pour tenter de résoudre ses problèmes désormais planétaires. Comme l’avait montré Friedrich Engels en instituant la violence accoucheuse de l’histoire, l’analyse réfléchie des dynamiques du capitalisme global atteste aujourd’hui que l’usage massif de cette dernière est une option d’action toujours présente. Avec cette réflexion très documentée, nous sommes à l’opposé des discours iréniques sur le développement durable dans lesquels se perdent les sciences sociales en France et notamment la sociologie de l’environnement. Ainsi est prise à contre-pied l’idéologie dominante, c’est-à-dire l’idéologie des classes dominantes.
Bien sûr, les violences qui viennent ne prendront pas la forme d’une répétition de l’Holocauste, car lorsque les hommes perçoivent les problèmes comme menaçant leur propre existence, ils sont toujours tentés par les solutions radicales, « telles qu’ils n’y avaient jamais pensé avant ». Harald Welzer souligne que les cultures occidentales n’ont pas appris cette cruelle leçon du XXe siècle parce que trop attachées sans doute à l’héritage des Lumières. Mais leur capacité de résistance sera courte, deux ou trois générations tout au plus. Et « leur durée serait alors dérisoire comparée à celle d’autres civilisations historiques ». Comment ne pas se rappeler alors avec l’auteur de la magistrale leçon de Claude Lévi-Strauss dans les pages ultimes de Tristes tropiques : « Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. » Aux incurables optimistes qui jugeront bien trop noire la vision de l’avenir proposée par cette réflexion majeure, nous ferons valoir avec Heiner Müller que l’optimisme n’est qu’un manque d’information. Des deux derniers siècles du capitalisme triomphant et de l’Occident libre, démocratique et éclairé, c’est la contre-histoire qui est ici proposée, « faite de non-liberté, d’oppression et du contraire des Lumières », pour nous permettre de mieux déchiffrer la brutale complexité des violences du monde qui vient.
Dédié aux incurables optimistes
Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines
Les guerres du climat, pourquoi on tue au XXIe siècle
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