Le rapprochement n’est pas fortuit. On trouvera dans Par ailleurs, recueil de courts essais qui fait suite au Complexe de Caliban et à Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, une série de portraits d’écrivains, tous des « dépenaillés de l’existence », en exilés. Exilés parce qu’ils viennent d’ailleurs, comme Cioran ou Benjamin Fondane, parce qu’ils sont partis ailleurs comme Nabokov ou Gombrowicz, ou parce que leur seule patrie a été la langue, l’écriture. Tous ont eu en commun la solitude, subie ou assumée, comme Marina Tsvetaïeva, poète sans livres en URSS et sans lecteurs en France. Elle rentre dans son pays natal, son mari est fusillé pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle se pend en 1941. « Pardonnez-moi, je n’ai pas supporté » seront ses derniers mots.
On ignore ce que Sorel ne supporte pas. La lecture d’Œuvres vives nous en donne cependant une idée. Le narrateur, un jeune journaliste qui a découvert ses livres après avoir appris son suicide, mène l’enquête qui devrait éclairer cette existence difficile. Le roman qu’on lit porte le titre qu’il a choisi pour l’essai qu’il veut rédiger. En même temps qu’on lit l’enquête sur Sorel, on voit quels obstacles ce narrateur rencontre. Il écrit, rature, reprend plein d’élan, abandonne, retarde, s’y met de nouveau, écrit un peu à la façon d’Amiel et de son journal, « chef-d’œuvre du ressassement inutile ». Un rêve, alors qu’il avait renoncé à écrire ce livre, le met enfin sur la voie. Il ressuscitera Sorel en se faisant son guide.
L’enquête naît de multiples questions, certaines évidentes, portant sur l’écriture comme sur l’existence, d’autres qui surgiront au gré des rencontres constituant autant de chapitres de ce roman. Sorel était le fils aîné de Martin Tran, un postier du Havre, et avec ses deux frères, Jean et Claude, il a vécu dans une banlieue pauvre de la ville. Son enfance a été joyeuse, grâce à cette compagnie qui lui restera tout au long de la vie. Face au père, homme fermé, obtus, raciste et plein de hargne envers tous, les trois frères trouvent une issue. Au collège puis au lycée, Antoine se distingue par ses goûts raffinés et son amitié avec Mathis et Damien, deux garçons qui fascinent toute la classe. Il lit et écrit comme nul autre. Cela n’est d’aucun effet chez lui. Son père rêve que ses frères et lui entrent dans le moule, se casent, réussissent. De même que Gauguin, évoqué par Linda Lê, Antoine va contre toutes les règles, est « en guerre contre tout ce qui représentait un carcan ». Il quitte le foyer, vit de rien ou de peu, fréquente les déclassés et les marginaux, et surtout il écrit.
Un aphorisme peut servir d’art poétique : « Il ne faut pas s’astreindre à une œuvre. Il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant. » L’œuvre de Sorel – pseudonyme choisi en hommage à Stendhal – correspond à ce programme. Elle est constituée de romans publiés dans des maisons d’édition qui ont fait faillite, de textes épars, parfois soutenus par des mécènes, et édités à quelques exemplaires plus que soignés. Elle naît dans des taudis, parfois dans la rue quand Sorel n’a plus de quoi payer un loyer et que ses frères, ses principaux soutiens, ne sont pas au courant. Elle naît de la solitude qu’il a voulue, contre tout, contre celles et ceux qui l’aiment, qui rêvent pour lui d’autre chose que ce sort douloureux.
Et puis elle naît du cadre, Le Havre, « laboratoire des réalisations d’un écrivain qui avait porté à incandescence ses hantises ». Le Havre, ville fréquentée par Michel Leiris, où est né Raymond Queneau, port aussi où arrive Tsvetaïeva, ville que Sorel arpente de jour comme de nuit, côtoyant Vicky, une prostituée comme on en rencontre chez Francis Carco, mais aussi tous les piliers de bistrot d’un autre temps. Il y a dans la description qu’en donne le narrateur un côté avant-guerre que la reconstruction « stalinienne » réalisée par Auguste Perret semble avoir effacé, et on sent la rêverie de l’auteur derrière celle de son porte-parole romanesque.
Le roman ne se réduit pas à cette dimension. La banlieue de la ville normande, ses cités livrées au bruit des mobylettes pétaradantes et de l’ennui grisâtre s’incarnent dans le personnage de Martin Tran, père d’Antoine. Il ressemble à Lehameau, héros d’Un rude hiver de Queneau mais, contrairement à ce personnage touché par la grâce de l’amour, Martin ne change jamais. Il est lui-même le fils d’une Normande et de Diet Tran, un Vietnamien conduit en France entre les deux guerres et contraint de travailler à partir de 1939 dans les usines désertées par les « Blancs ».
Diet est pour son fils un « chien ». Il le méprise, refuse cette filiation qui s’apparente pour lui à une humiliation. Il refuse tout ce qu’il a d’asiatique en lui, veut que ses fils soient des petits Blancs comme les autres. Raciste et xénophobe, il vit dans son petit appartement comme dans un bunker, laisse la saleté s’installer, remâche ses vieilles rancœurs, ressasse, rabâche. Le narrateur l’écoute. Lui est fils d’un homme bienveillant, ouvert, avec qui il dialogue. Mais, face à Martin, il a plus que jamais le sentiment d’avoir un jumeau ou un double en Antoine Sorel et comprend mieux sa fuite, dès ses dix-sept ans. Le voyage d’Antoine au Vietnam, l’un des rares qu’il ait accomplis, sonne comme une reconnaissance pour le grand-père qu’il a à peine rencontré. Dans son pays natal, il lui rend hommage. Ce n’est pas forcément le plus facile et rien n’assure qu’il soit vraiment entendu, dans un Vietnam qui veut se tourner vers l’avenir et n’aime pas trop ceux qui ont subi l’exploitation coloniale. Diet n’est pas plus prophète en son pays qu’il n’a trouvé sa place en France. Lisant Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec ce que Linda Lê écrit de Jean Amrouche, kabyle et catholique, né en Algérie et vivant en France…
D’autres personnages éclairent Sorel. Nous ne les citerons pas tous, laissant au lecteur le soin de voir comment la mosaïque ou le puzzle se met en place. On dira simplement que le narrateur éclaire les visages, rend à chacun ce qu’il a de meilleur, de plus humain, et que les portraits qui s’en dégagent en font des êtres que l’on aimerait croiser. C’est le cas de Marianne Monicelli, la jeune femme rousse avec qui Antoine n’a pas voulu d’enfant, et qui travaille avec passion et patience comme assistante sociale ; c’est aussi celui de Judith, la musicienne qu’il a aimée, de façon exclusive et possessive, et qui aimait moins en lui le jeune homme de vingt-cinq ans son cadet que l’homme « réfractaire à tout embrigadement ».
Linda Lê trace un sillon, et qui a lu ses premiers romans comme ses plus récents reconnaîtra la voie qu’elle suit. Les origines vietnamiennes, l’humiliation des pères et les blessures qu’elle engendre sont là ; le caractère absolu de l’écriture, entendue comme une nécessité vitale prenant le pas sur tout le reste, rappelle qui elle est, ce qu’elle fait. Le refus de la lumière, de la « réussite à tout prix », le choix du silence ou du peu de mots aussi. Antoine Sorel n’est bien sûr pas Linda Lê, mais on voit bien tout ce qui fait d’eux des âmes sœurs.
Norbert Czarny
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