Le sommeil paraît chose simple, grossière même. Mais il repose sur une mécanique de précision. Quand s'enraye-t-elle ? On croirait que la fatigue physique prendrait le relais. Mais non. Un médecin ami de mes parents, dont l'épouse composait des poèmes néoclassiques qu'elle publiait à ses frais en plaquettes, leur disait devant moi qu'il ne dormait jamais : dormir, ce qui s'appelle dormir. Cela paraissait peu croyable, mais comment soupçonner de vantardise ou de mensonge cet homme modéré, supportant avec patience les innocentes bizarreries de sa femme ? Il racontait que le sommeil ne lui venait jamais. C'était l'époque où l'on apprenait avec quelque ébahissement la chute de Diên Biên Phu, la défaite des militaires français dominés dans une cuvette indochinoise par des guerriers qu'on croyait sommairement armés et entraînés. Mais non. Là aussi, il fallait se rendre à l'évidence. Rue de Vaugirard se tient le modeste hôtel où logèrent les délégués vietnamiens le mot commençait à s'imposer de la conférence de Paris qui mit fin à la guerre vingt ans plus tard, en 1973. En enchaînant ainsi, en une succession, pas forcément une histoire, images et souvenirs peut-être travestis, on espère que se dévidera le fil d'une suite assez absorbante pour l'esprit, de façon à le détourner du souci du présent et à abréger son attente de l'entrée dans le pays du sommeil et de la fatigue sans limites où, enfin, on n'attend plus. On espère, mais le souci veille et ne veut pas se laisser oublier. Après une nuit d'insomnie, l'esprit est aiguisé, la vision a une fraîcheur inaccoutumée, comme le notait Nerval dans Sylvie. Après plusieurs nuits, on tâtonne autour de soi et en soi pour trouver de la clarté d'esprit, de la précision dans les gestes. Les paupières sont lourdes, il faut un effort pour les soulever, mais leur poids ne prélude pas au sommeil, qui est ailleurs, caché dans les replis nerveux. Une autre jeune amie de mes parents elle venait d'accoucher me demandait, me sachant intéressé par les livres : « Mais enfin, est-ce vrai que Bergson s'était converti au catholicisme ? » Ce n'était pas vrai. Son frère, horloger féru de littérature, voulait lui faire lire Ulysse, qu'elle trouvait illisible. Je tentai de lui expliquer l'expression du premier chapitre, « la mer pituitaire » (traduction de Valéry Larbaud, dont une rue portait le nom près de la clinique d'accouchement). Elle resta sceptique. On se plongerait volontiers dans ce qui reste de ces souvenirs, comme dans un bain d'oubli, s'ils étaient assez forts et captivants pour entraîner au loin, ouvrir une porte intérieure, faire négliger le bruit des gouttes d'une pluie d'automne sur le toit proche de la fenêtre de la chambre, ou la tâche qu'on n'a toujours pas accomplie, les retards qui s'accumulent, les dettes qui sont les ennemies du sommeil du juste. Au long des journées qui suivent, tendues par l'attente vaine du moment où s'allonger au chaud pour faire semblant, il y a une sorte d'excitation fébrile à faire ce qu'il faut alors même que le brouillard dont on est porteur fait négliger des précautions indispensables, défait les automatismes sans lesquels même une marche assurée ou un trajet bien connu en métro deviennent des épreuves, l'occasion d'erreurs coûteuses.
On apprend à vivre avec l'insomnie chronique, un savoir amer venu prendre la place du savoir-dormir qui fut si précieux dans l'atelier des savoir-faire, à côté du vélo, du ping-pong, du souvenir docile des noms propres et des mots justes. Bien sûr, une réserve est entamée, réduite, une nappe phréatique naguère bien commode quand il s'agissait de prolonger une soirée sans avoir à calculer, de terminer dans la nuit un travail dû pour le lendemain, de se concentrer puisque, justement, se concentrer mobilise une puissance d'effacement de tout ce qui n'est pas essentiel, et que cette puissance est désormais immergée dans la substance mentale, indistincte de l'attention indifférenciée portée sur les choses qui passent, des impressions subies. Être entre les draps, sous la couette ou simplement sous une couverture apte à concentrer la chaleur du corps : c'était l'espoir de l'auberge méritée à la fin du jour. Alors, quelqu'un, par sa simple existence, veillait sur le sommeil et le rendait certain : on n'avait pas à se soucier de dormir. C'était garanti par un contrat tacite, une assurance souscrite un beau jour de juin. Le défi de vivre ainsi est exaltant aussi, comme l'est l'inanition qui réveille des toxines dormantes, des drogues que le corps sait produire, qui surexcitent, révèlent des pouvoirs nouveaux dont on ne se savait pas porteur. Est-ce que cela se voit ? Sans doute dans de nouvelles rides du visage. Celles de l'âme, on a récemment appris à les masquer sous le fard d'un peu d'humour. Jusqu'au soir où l'épuisement ou des gouttes providentielles saura avoir raison du désir d'être présent au monde et d'en suivre les incidents, et ouvrira la bénéfique absence de temps.
Désoccupé (6)
Article publié dans le n°1137 (22 oct. 2015) de Quinzaines
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Nadine Rohmer