Sur le même sujet

A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Deux petits chaussons de satin blanc

Article publié dans le n°1118 (16 déc. 2014) de Quinzaines

Un siècle, passé de quelques mois, depuis que Charles Spencer Chaplin a fait sa première apparition devant une caméra. L’événement a été célébré comme il convenait, l’été dernier, dans des lieux patrimoniaux, comme la Cinémathèque de Bologne, en charge du Progetto Chaplin, vaste entreprise qui vise à cataloguer et à digitaliser les archives laissées par le cinéaste – qui avait tout conservé, de ses débuts au music-hall londonien en 1899, à l’âge de dix ans, jusqu’à son ultime réalisation, La Comtesse de Hong Kong, en 1967. Mais l’actualité chaplinesque continue cet automne : la sortie du film de Xavier Beauvois, La Rançon de la gloire, est imminente ; et paraît, enfin, la traduction de l’unique roman de Chaplin, Footlights.
Charles Chaplin
Footlights
(Seuil)
Un siècle, passé de quelques mois, depuis que Charles Spencer Chaplin a fait sa première apparition devant une caméra. L’événement a été célébré comme il convenait, l’été dernier, dans des lieux patrimoniaux, comme la Cinémathèque de Bologne, en charge du Progetto Chaplin, vaste entreprise qui vise à cataloguer et à digitaliser les archives laissées par le cinéaste – qui avait tout conservé, de ses débuts au music-hall londonien en 1899, à l’âge de dix ans, jusqu’à son ultime réalisation, La Comtesse de Hong Kong, en 1967. Mais l’actualité chaplinesque continue cet automne : la sortie du film de Xavier Beauvois, La Rançon de la gloire, est imminente ; et paraît, enfin, la traduction de l’unique roman de Chaplin, Footlights.

Bien qu’il s’agisse d’un inédit, Footlights n’est pas une œuvre inconnue. Dans les suppléments qui accompagnaient, en 2003, l’édition MK2 en DVD de Limelight/Les Feux de la rampe, on pouvait entendre un très court extrait (trois minutes) de la lecture, faite par l’auteur lui-même, du premier chapitre de ce roman. Une longue nouvelle d’ailleurs (le terme anglais « novella » est approprié), plutôt qu’un roman : si elle occupe les pages 33 à 113 de ce volume, elle ne représente guère plus d’une soixantaine de pages, car les reproductions du tapuscrit sont nombreuses ; et fort intéressantes, pour constater que l’auteur y pratique la correction et le repentir de façon obstinée. Manifestement, Chaplin apportait à sa production écrite le même souci de perfection que sur ses tournages, où le temps ne comptait pas.

Nul mieux que David Robinson n’était qualifié pour ressusciter ce texte et en offrir les clés – biographe remarquable du cinéaste (Chaplin, sa vie, son art, Ramsay, 2002) ; il travaille depuis des décennies dans les archives que lui a totalement ouvertes la famille. Qu’il ait assisté, en 1952, à la « première » londonienne de Limelight ne serait pas une raison suffisante pour lui faire confiance, s’il n’avait prouvé, au fil des ans, sa parfaite connaissance de l’œuvre en ses recoins les plus secrets. La bibliographie chaplinesque, depuis la première étude monographique de Louis Delluc en 1921 (1), totalise des milliers d’entrées (bandes dessinées comprises), parmi lesquelles les ouvrages de Robinson constituent le nec plus ultra de l’approche savante. Ce que vient confirmer celui-ci, dans lequel, à partir d’une édition soigneusement annotée du texte de Chaplin, l’historien livre une analyse millimétrée des Feux de la rampe, son adaptation filmée.

Longue phase que ce passage de l’écrit à l’écran. Dans son Histoire de ma vie (mémoires souvent enjolivés ou oublieux), Chaplin estime que la préparation de Limelight lui a pris dix-huit mois. En réalité, bien plus. Robinson, s’appuyant sur une chronologie minutieuse, prouve qu’elle a duré plus de trois ans, entre 1948 et 1951. Sans compter sa préhistoire, puisque l’épluchage des archives et la reconstitution des brouillons de l’auteur lui ont fait découvrir que, dès 1937, après Les Temps modernes, le désir de Chaplin de trouver un nouveau sujet pour Paulette Goddard, sa compagne d’alors, lui avait fait multiplier les projets : neuf synopsis, pas moins, chacun mêlant idylle, ballet et music-hall – la trame même de Limelight. Chaplin était encore trop jeune à l’époque pour incarner Calvero, le clown usé, comme il le fera aisément quinze ans plus tard, raison sans doute suffisante pour que le projet ait été remplacé par Le Dictateur, dont le degré d’urgence en 1940 était plus manifeste.

L’aspect étonnant de Footlights tient au fait qu’il ne s’agit pas d’un scénario, comme ceux que Chaplin peaufinait d’habitude, mais d’un roman, gardons le terme : il l’a dicté, corrigé, réécrit, recorrigé plusieurs fois, jusqu’à l’ultime version retenue par Robinson, elle-même raturée d’abondance. Le scénario n’est venu qu’ensuite – développant le propos sans modifications profondes, puisqu’on retrouve dans Limelight des pages entières du roman, chansons comprises. S’il fallait le juger en fonction de sa seule écriture, Footlights n’illuminerait pas la pénombre ; Chaplin vise à l’efficacité et ses analyses psychologiques (« Il avait des yeux très enfoncés, reflétant une vie intérieure » ou « Il cachait une vie émotionnelle dont personne n’avait idée ») ne nous mènent pas sur les hauteurs proustiennes.

Quant à l’intrigue amoureuse entre Calvero et Terry, la danseuse suicidaire qu’il recueille, elle se situe plus, dans ses détours, du côté de Delly ou de Berthe Bernage, pour rester dans les années cinquante, que de Henry James. Sa transcription à l’écran ne l’a pas sauvée. On sait l’attirance de Chaplin pour l’eau de rose, lorsque le sentiment prend le pas sur le comique (2) ; l’émotion peut être superbement transmise (The Kid), ou simplement acceptable (Les Lumières de la ville). Limelight fit couler bien des larmes à l’époque, et même les nôtres ; revu aujourd’hui, le film peine à toucher, tant les poncifs, ver de terre amoureux d’une étoile, héros bienveillant au cœur fragile, etc., ont pris le dessus. André Bazin voyait en 1953 l’équivalent de la mort de Molière dans le décès sur scène de Calvero ; on n’y perçoit désormais qu’un vieux clown à bout de souffle dont les numéros sont sinistres – impossible de croire une seconde à l’enthousiasme du public, dans le film, pour la pantalonnade qui clôt ces cent quarante minutes très longues. (3)

Et pourtant Robinson parvient à nous passionner pour Limelight. Simplement en reconstituant sa généalogie, en examinant les fils tissés entre le roman, le scénario et sa mise en images, en reprenant chaque détail pour vérifier sa place et son importance. Le titre de sa partie est exact : il s’agit bien de l’exploration d’un univers, avec un souci extrême du détail. Chaplin avait puisé dans ses souvenirs pour fixer le cadre de son roman : le milieu du music-hall anglais du tournant du siècle dernier, là où il avait fait ses débuts, Calvero étant la transposition de son propre père (4).

Robinson s’est donc attaché à relier chaque élément de l’histoire à sa réalité historique éventuelle. Exemple : le nom de Zancig surgit, dans le film, au coin d’une phrase. Une note de vingt et une lignes retrace l’histoire de ce couple de télépathes, stars du music-hall international du temps. Le manchot qui croise Calvero dans un bar a pour modèle un fameux violoniste sans bras (!), C. H. Unthan, à qui sont consacrées trois pages. L’histoire de Leicester Square et de ses théâtres, l’Empire et l’Alhambra, là où se déroulent toutes les représentations, est retracée, de 1635 à 1927, liste des propriétaires et architectes incluse. À partir d’une simple trace incompréhensible hors contexte, c’est tout un pan d’histoire du spectacle londonien qui renaît ainsi.

S’il n’offrait qu’un intérêt narratif, l’ouvrage serait déjà excellent. Mais sa riche iconographie décuple le plaisir du lecteur : photos pleine page, documents inconnus sortis des archives familiales (Oona Chaplin doublant Claire Bloom/Terry), scènes tournées et jamais montrées, maquettes des décors et gravures des magazines qui les ont inspirées, une planche d’arlequinade pour les amateurs du Pollock’s Toy Museum, des cartes postales, des affiches, des croquis, tout, dans cet écrin précieux, vient réjouir l’œil et l’esprit. On rêve que David Robinson effectue un jour le même travail sur Monsieur Verdoux, le chef-d’œuvre du Maître.

  1. Et même bien avant : Cami, magnifique-humoriste-trop-oublié, l’avait choisi pour héros dans Charlot correspondant de guerre et Charlot, le détective aux pieds frétillants (deux romans parus en 1917).
  2. Rappelons le mot fameux d’André Suarès sur « le cœur ignoble de Charlot », qui fit couler tellement d’encre.
  3. Bazin avouait avoir vu le film trois fois et s’y être ennuyé trois fois (mais à des moments différents)…
  4. Chaplin n’était pas le premier cinéaste à reconstituer ce petit monde. En 1944, dans Champagne Charlie, Alberto Cavalcanti s’y était déjà essayé, et de façon très convaincante.
Lucien Logette

Vous aimerez aussi