En cinquante ans, le retournement de perspective s’est effectué. Aux seules séries alors acceptées, Alfred Hitchcock présente, ointe par le Maître (même s’il n’a tourné qu’une vingtaine d’épisodes sur 270) et La Quatrième Dimension (nombre de réalisateurs hollywoodiens de petite renommée y ayant participé), se sont jointes peu à peu – on simplifie – Star Trek l’inépuisable, Dallas, Deux flics à Miami, Starsky et Hutch, sans que le sentiment de s’encanailler disparaisse, car il s’agissait de genres, polar ou SF, pas encore vraiment anoblis. Holocauste, sans doute la première tentative de traiter un sujet historique brûlant, fut considéré différemment, et on trouve trace dans les revues de son retentissant passage en 1979 ; mais son format, quatre épisodes, en faisait un événement ponctuel sans postérité, le contraire d’une série qui ne prend sens que sur la durée. Puis vinrent Urgences, Oz, Les Sopranos, Sur écoute, Cold Case et cinquante autres : le tournant du siècle a vu le triomphe du genre – et de ses sous-genres, tous les aspects de la société étant désormais abordés, des avocats de Law and Order aux mères de famille dealers de Weeds (1). Triomphe écrasant : un regard sur les programmes de la télévision d’une soirée de la semaine prise au hasard révèle que sur 25 chaînes, ouvertes ou câblées, 19 séries différentes sont présentées aux mêmes heures. Triomphe parfois mérité : on ne connaît rien, au cinéma (L’Exercice de l’État, de Pierre Schoeller, excepté), d’aussi intelligemment fait et politiquement passionnant que À la Maison-Blanche ou Borgen, série danoise dont le succès fut tel l’an dernier que la deuxième saison est en route.
La bibliographie concernant les séries, longtemps transparente, a considérablement grossi depuis le début des années 1990. Les guides, dictionnaires, répertoires annuels, travaux sur les genres se sont multipliés (2) – Jean-Pierre Esquenazi n’hésitant pas à publier en 2010 Les Séries télévisées, l’avenir du cinéma (Armand Colin), sans point d’interrogation. Sans jouer les Cassandre, on peut effectivement craindre que, dans ce développement parallèle, le cinéma ne soit à la fin perdant, menacé d’étouffement, la production galopante (jamais autant de films n’ont été réalisés dans le monde qu’en 2012) saturant un public de plus en plus rabougri, comme l’indiquent les derniers chiffres recueillis. De l’autre côté, la fidélisation accrue des téléspectateurs, tous âges confondus, les investissements moins lourds et le rattrapage immédiat (une série mal accueillie disparaît, sitôt remplacée), des scénarios à l’écriture rapide beaucoup plus sensibles à l’air du temps (Winckler rappelle que « l’affaire DSK » n’a mis que cinq mois pour apparaître dans quatre séries américaines, alors que, deux ans après, le film est encore en tournage) inclinent à penser que la dynamique est bien du côté du 25 images par seconde.
Il faut admettre que les (bonnes) séries constituent des modèles d’écriture et d’efficacité : corsetés par le format – épisodes de 40 ou 52 minutes –, les scénaristes n’ont pas droit aux états d’âme. C’est l’art de la nouvelle, le dos au mur : tout dire, dans les délais et dans le nombre de pages requis. Ici, pas de digressions, sauf pour caractériser des personnages, donc renforcer l’action. Disparaît la notion d’auteur : les réalisateurs sont interchangeables, tournent rarement deux épisodes successifs même s’ils sont attachés à une série, passent d’une production à l’autre, leur seule obligation étant d’assurer la continuité dans la manière. Le public n’attend pas une signature personnelle, mais au contraire, une réalisation non remarquable qui ne rompra pas l’identité de l’ensemble. Bien affûté, l’œil qui différenciera les épisodes dus à David Frankel de ceux de David Leland de Frères d’armes, la série produite par Spielberg en 2001, à l’affiche actuellement sur France 2. À la place de l’auteur, une famille, rassemblant producteurs, scénaristes, réalisateurs et même comédiens, attentifs à leurs personnages. Tout narcissisme est absent – on est loin du cinéma.
Depuis quelques années, la chaîne Arte s’est attachée à fournir à ses spectateurs, en principe plus exigeants que ceux de Paris Première, des séries soigneusement choisies, surtout parmi les productions de la BBC, Borgen et la suédoise Real Humans étant les exceptions. Mini-séries (4, 8 ou 12 épisodes) d’une rare qualité, que le cadre soit constitué par un commissariat (Luther), un hôpital (Monroe) ou la radio des années cinquante (The Hour), chacune manifestant un souci de qualité, sur les plans de la conduite de la narration, de la direction d’acteurs et de la réalisation, que l’on aimerait savourer dans le cinéma français courant. Cette fois-ci, c’est une production australienne, The Slap/La Gifle, qui assurera la rentrée de septembre. Série courte – 8 épisodes –, adaptée d’un roman de Christos Tsiolkas, que l’on nous assure « culte », mais dont nous ignorions l’existence.
Entrer dans le détail reviendrait à détruire le plaisir de la découverte qu’Arte va distiller un mois durant. Quelques éléments cependant. L’action se déroule à Melbourne, loin donc des excès et des paillettes de Sydney, la ville « moderne » du pays, dans un milieu petit-bourgeois, enseignants, producteurs culturels, vétérinaires et autres, dans la communauté des immigrés grecs de la seconde génération – mais bien intégrés, dans un pays où les arrière-grands-parents sont rares et où le melting-pot est effectif. Une réunion anniversaire – Hector fête ses 40 ans –, rassemblant la famille élargie, les amis et les amis d’amis, va s’interrompre, à la suite d’une gifle donnée à un gamin par le cousin d’Hector. Presque rien dans l’absolu, juste une bonne taloche délivrée à un garnement insupportable, qui aurait mérité bien pis, le pal ou la question. Dans le relatif, un geste aux conséquences redoutables, qui va faire éclater l’unité de la fratrie, déclencher des séparations, creuser des abîmes, tous rebondissements qui vont faire le sujet des sept épisodes suivants. L’argument est au départ mince, et durant les trente premières minutes de choralité, cuisson des saucisses, discussions arrosées et sous-monde entraperçu, l’impression de déjà-vu est telle que l’on craint le pire. Mais les scénaristes veillent et la gifle sera le révélateur de la fausseté du micro-univers représenté.
La structure polyphonique est, paraît-il, empruntée au roman, mais les adaptateurs s’en sont brillamment sortis. Chaque nouvel épisode prend pour héros un des personnages, l’incident et ses suites étant ainsi éclairés différemment selon le point de vue. Un tel choix narratif n’est pas neuf – la sortie prochaine, le 9 octobre, de la très convaincante adaptation de As I Lay Dying par James Franco nous rappelle que Faulkner avait ouvert le chemin –, tout réside dans le savoir-faire. Avouons avoir été pris au jeu : le subtil dévoilement de la médiocrité et de la mesquinerie des uns et des autres, sans jugement moral, est passionnant – un coup de cœur pour Anouk, la productrice de séries télé, beau personnage de perdante magnifique, un haut-le-cœur pour Rosie, la mère répulsive quasi incestueuse qui va bouleverser la fourmilière. Après huit heures, on se résout mal à abandonner ces héros sans prestige, leur petitesse attachante et leur dimension romanesque. Mais le succès recueilli semble avoir éveillé le projet d’une suite. On ne s’en plaindra pas. y
- Cf. la classification établie par Martin Winckler, maître ès séries, dans son Petit éloge des séries télévisées, Gallimard, coll. « Folio », excellente introduction au sujet.
- Le site de l’Encyclopaedia Universalis répertorie six pages de titres.
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