Qu’était Eileen Gray ? Architecte, artiste, artisan, décorateur ? Qui était-elle ? Une biographie en deux volumes – vie et œuvre – renvoie à ce mot de Flaubert qu’Eileen Gray aimait citer : « L’homme n’est que ce qu’il fait. » L’exposition de Beaubourg, rafraîchissante, l’illustre, en partie.
Née au temps de la reine Victoria, elle connut les premiers pas de l’homme sur la Lune. Installée à Paris, elle fut la contemporaine du Salon des artistes-décorateurs. Ce qu’était ce salon, on peut s’en faire une idée par un ouvrage qui, textes et photos, en retrace les étapes, salon par salon, de 1900 à 1942 (Flammarion, 1990). Eileen Gray pouvait ne pas y être dépaysée quand, en 1913, elle y exposa un paravent de laque orné de trois personnages dont celui du centre tend une fleur de nacre.
La laque (la matière), le laque (l’objet qui en est revêtu). On suit chez Eileen Gray ses créations diverses en laque : des figures mythologiques, de petites marques, des fonds unis, des paravents de briques… Cette pratique était enseignée à Paris par un maître japonais. Des journaux anglais en informaient leurs lecteurs : « À Paris, les laques ne sont pas une mode, mais une passion. » Chez Eileen Gray, une « primitive passion, » cette couverture lisse et échancrée ?
Mallet-Stevens, plus tard, remarque les apports d’Eileen Gray aux salons. Elle suivra l’architecte de la villa des Noailles à Hyères, et Pierre Chareau (la maison du docteur Dalsace, rue Saint-Guillaume) quand ils créent un mouvement réellement « moderne ». Dans les années 1920, l’art a pris en compte les arts de la maison, les objets de la vie quotidienne. Eileen Gray sera sensible à l’épuration des formes, due au mouvement De Stijl (le style). Elle aura le même souci du mobilier que l’architecte Rietveld, dont la chaise rouge et bleue est restée célèbre. Eileen Gray crée des chaises et des fauteuils, Bibendum, Transat, brevetés, édités qui sont l’antithèse de Fauteuil aux Serpents (ou aux Dragons, ou Saint Laurent).
Le couturier, célébrissime et richissime, Jacques Doucet, ébloui par le paravent de laque à la fleur de nacre, rencontre Eileen Gray. Il lui commande des meubles, paravents, tables, consoles portant la marque du style de l’artiste-décorateur : légèreté, velouté, figures… Mais, serait-il arrivé que le commanditaire y mette du sien ? Ainsi d’une table aux pieds épanouis en lotus et d’où pendent une passementerie de soie et des boules d’ambre. Revoyant cette table cinquante ans plus tard, Eileen Gray s’écrie : « Si j’avais eu une paire de ciseaux je coupais ces horribles glands. »
Une table en laque noire est marquée d’un petit bilboquet et de sa boule au bout du fil. Dans le studio de Jacques Doucet, on voit cette table tout près de la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau. Dans les intérieurs imaginés par les artistes-décorateurs, aux murs seulement des « panneaux décoratifs » – femmes nues, biches, éléphants. Les œuvres d’art – dans cette époque de changements, d’innovations – sont ignorées des architectes alors en renom. Inversement, 27 rue de Fleurus, le mobilier de Gertrud Stein n’est pas à la hauteur des Picasso, des Matisse qui couvrent les murs.
Chez Jacques Doucet, mobilier et peintures vont de pair. En 1924, il acquiert Les Demoiselles d’Avignon (aujourd’hui au MoMA à New York). Il a eu auprès de lui les jeunes Louis Aragon et André Breton. Le fonds de la Bibliothèque Jacques-Doucet, place du Panthéon, doit sa richesse aux collections de Doucet en éditions rares, en manuscrits, en documents, y compris la reconstitution des cabinets de travail de Bergson et de Leiris.
François Chapon, qui fut, avant Yves Peyré, directeur de la bibliothèque Doucet, a écrit, en 1984, Mystère et splendeurs de Jacques Doucet. Le couturier reconnut peut-être les mêmes qualités chez Eileen Gray.
Architecte, Eileen Gray le fut surtout pour elle-même. Sa réalisation la plus célèbre fut la grande bâtisse du Cap-Martin, à Roquebrune. Tout pour l’aisance du corps, et le plaisir – le plaisir du regard sur la mer ou les jardins. Revenant voir cette maison – plus que maltraitée dans les années 1940 –, elle repartit sans regarder ce qu’elle était venue voir, englouti par la prolifération urbanistique de la Côte d’Azur.
Cette maison avait reçu pour nom E 10 27, jeu crypté reposant sur le nom d’Eileen et sur celui de son architecte assistant, Jean Badovici, avec qui elle avait publié en 1929 Maison en bord de mer et La Maison minimum.
Sur ses amitiés, peu de confidences, peu de commentaires. On relève seulement qu’Eileen Gray offrit à la chanteuse Damia un fauteuil d’avant 1913 : bois laqué noir au dossier ajouré orné d’une sirène à la chevelure ondulée et devenant un hippocampe.
En 1922, elle avait ouvert une galerie rue du Faubourg-Saint-Honoré, qu’elle nomma Jean Désert. Un nom imaginaire. Elle pensait que là serait favorisée la rencontre de son art et du peuple. Il n’en fut rien. Les clients étaient des artistes, des architectes, des gens de la politique : Maurice Thorez (ou sa femme – il y avait des notes impayées). Les tapis seuls se vendirent bien. Eileen Gray était contre l’injustice sociale.
Je n’ai pas rappelé qu’Eileen Gray était irlandaise. Faut-il joindre son nom aux Irlandais célèbres par leurs créations hétérodoxes : Joyce (dont elle fut voisine), Beckett, Bacon ? Retenons seulement que peut rester énigmatique la construction d’un paravent fait de 450 briques noires, laquées.
P.-S. À l’enterrement d’Eileen Gray, le 5 novembre 1976, seulement trois personnes. En 1988, écrit Peter Adam, ses cendres furent à jamais perdues, jetées dans la fosse commune, faute d’héritiers pour renouveler la concession du Père-Lachaise.
Georges Raillard
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