Nous sommes sur une île imaginaire, isolée du continent et dotée d’une population peu nombreuse, principalement ramassée dans le bourg étroit, où l’on trouve très peu d’espaces communs, sauf l’épicerie et le café, fréquentés selon des lois sociales inexprimées mais réelles. Le corbeau imaginé par Christophe Carlier se met à envoyer des cartes postales aux habitants de l’île, très joliment investie par les descriptions, omniprésente, peut-être personnage principal du roman. Comme un corps géant, innervé par les liens sociaux. On pourrait d’ailleurs penser ce roman comme l’allégorie d’un cancer social : une cellule dégénère et prolifère, rongeant toute la vitalité de l’organisme.
Ces « ressentiments distingués » s’agrègent en petites phrases, allusives, distillées. Sans menace. La plupart du temps sans aucune diffamation. Juste des allusions perfides aux défauts des insulaires. Rapidement, en constatant l’impact obsédant de son initiative, le corbeau augmente sa production et la pérennise ; il sème l’angoisse dans la vie de l’île ; il répand la suspicion et la paranoïa. Mais, en même temps, il se passe quelque chose, enfin ! Et c’est aussi une jouissance inavouable ! Quant au corbeau, il jouit du pouvoir psychologique, de l’emprise, qu’il entretient sur ce petit monde clos. Mais son jeu pervers a aussi des effets paradoxaux : certains l’envient, d’autres aimeraient aussi recevoir des cartes postales – et l’on voit même une femme qui profite de la sienne pour changer de vie et devenir heureuse.
C'est un monde qui rappelle l’œuvre de Simenon. De petites gens, dont la discrétion et le calme cachent le potentiel destructeur. Ils ne sont pas très actifs ; ils trompent l’ennui par l’observation des autres. On deviendrait vite terrible, et la solidarité obligée de ces insulaires pourrait virer au massacre. C’est un petit roman d’intrigue psychologique, qui rappelle que le vernis de la civilisation est fragile et que la violence n’est pas forcément spectaculaire… Elle n’est pas non plus l’apanage du genre masculin.
La vraie jouissance, chez ce corbeau, c’est celle de l’efficacité des mots. Car ses cartes postales sont écrites avec économie. Lapidaires. Viser juste, avec les mots travaillés jusqu’à l’os, c’est sans doute prendre sa revanche sur le réel, accessible seulement par les mots, mais que ceux-ci peuvent donc transformer.
À la damnation du langage, le corbeau oppose, par un retournement pervers, son usage comme poison qu’il distille à dose homéopathique via la tournée du facteur, Gabriel (ironiquement, le nom du messager céleste), devenu malade de jouer ce rôle d’intermédiaire. Pourtant, le gendarme de l’île est sceptique : il n’y a pas de délit caractérisé, pas de menace. Il n’y a pas besoin de se situer en dehors de la loi pour être dévastateur !
Le corbeau, Narcisse se rêvant en Athéna de l’île, ne fait que souligner certains travers de ses destinataires. Est-ce si grave ? Oui, car la cohésion en pleine lumière repose sur l’ombre du silence. Sur une stricte discipline du social, brisée par les envois anonymes. Par contraste, le corbeau démontre que notre coexistence dans la cité a pour condition la rétention, la continence verbale, le mensonge par omission. Ou, si l’on est plus optimiste, la délicatesse de se taire (Kant n’est point le bienvenu sur l’île). Ce-qui-ne-se-dit-pas est tout aussi utile, voire plus, au lien social que ce qui peut s’exprimer. Pourquoi une île ? Parce que ce lieu empêche les effets d’éviction. Nous sommes dans la métaphore parfaite d’une société : celle-ci doit perdurer, ce qui requiert des qualités de constante diplomatie. Et puis le corbeau écrit et verse son acide sur les liens. Dans son geste, on ne peut lire que la conséquence de l’insupportable promiscuité d’une société fermée. Elle étouffe. Ce n’était pas « mieux avant », sans doute ! On se souvient par exemple de ce film, Le Retour de Martin Guerre (1982), avec Nathalie Baye et Gérard Depardieu. Nous respirons, vraiment, avec l’urbanité. Nous le payons de la précarité de l’existence, mais nous respirons. Les cartes postales font éclater la gangue du social, trop lourde dans ce système fermé.
Comment devient-on pervers ? Ou corbeau ? Une scène inaugurale est proposée, particulièrement instructive. C’est l’étrange étrangeté d’un événement non planifié, qui suscite cette envie de toute-puissance (il suffirait ainsi de peu pour faire un pervers). Un jour, le corbeau, alors enfant, a cassé une tasse. Cet incident manifeste une intervention sur le réel : la possibilité de briser la continuité du social « naturalisé ». Ce sentiment se retrouvera plus tard dans le passage à l’acte.
Le véritablement terrifiant, dans ce roman qui dit crûment notre dépendance à autrui, c’est que le corbeau l’emporte, dans la mesure où sa démarche va contaminer l’ensemble de la petite société. Si le corbeau est dénoncé et stigmatisé, tout le monde, en son sillage, se comporte finalement comme un corbeau. C’est que l’altérité tisonne nos faiblesses. Certains, pourtant, rares, agiront en contrepoison. On les retrouve toujours, ponctuels, face aux pervers !
Jérôme Bonnemaison
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