En février 1945, ils prennent Iwo-Jima, en avril ils sont devant Okinawa, la plus grande et la plus méridionale des îles de l’archipel des Ryûkyû, dont la conquête programmée est un préalable au combat sur le sol japonais proprement dit, combat que l’emploi de la bombe atomique rendra inutile, contraignant enfin les criminels de guerre nippons, et le premier d’entre eux, Hiro-Hito, à capituler sans condition.
Était-ce dès l’automne 1946, au moment même où je troquais l’enseignement primaire et ma liberté campagnarde contre l’entrée en sixième – après concours – dans un lugubre lycée parisien (tous les lycées parisiens sont lugubres), que j’accompagnai ma mère au Cinéac, une petite salle logée, s’il m’en souvient, dans un des sous-sols de la gare Saint-Lazare ? Spécialisée dans la projection permanente des actualités réalisées par les Alliés durant la guerre et de ce fait inconnues du public de la capitale, elle fut pour beaucoup de gens le lieu de révélations traumatisantes. Mais une scène entre toutes, plus durablement même agrippée à la mémoire que les bulldozers déblayant les cadavres d’Auschwitz, m’a frappé au point que je crois pouvoir en discerner encore, presque soixante-dix ans plus tard, tous les détails.
C’est un fourré hirsute d’herbes hautes qui s’agite. En sort un G.I. casqué qui porte sur le dos une sorte de bidon rectangulaire et qui brandit un serpent articulé s’achevant en tuyau courbe, d’où jaillit une longue flamme. Le G.I. vient de la gauche. D’un autre fourré à droite surgit une silhouette noirâtre, torse nu, torse enflammé, qui trépigne et ouvre frénétiquement la bouche. La silhouette choit alors lourdement en arrière et continue de remuer bras et jambes, à une cadence de plus en plus faible, en se consumant. Le plus horrible, vous l’avez compris, c’est cette bouche ouverte qui hurle, et dont les cris sont d’autant plus audibles, inhumainement audibles, que l’image, bien sûr, est muette.
Telle fut la guerre du Pacifique, d’une ignominie sans nom, où les Américains, bien obligés par la résistance acharnée rencontrée partout, derrière chaque bouquet de bambous cachant les soldats japonais, expérimentèrent le lance-flammes au napalm – de l’essence gélifiée – et en confièrent l’emploi à de jeunes gars du New Hampshire ou du Texas dont plusieurs ne s’en sont sans doute jamais remis.
Car il ne s’agissait pas, comme plus tard au Vietnam, de larguer la mort liquide et la souffrance qui l’accompagne sur des villages - de haut l’horreur se voit mal –, mais bien de faire griller à bout portant de la bête humaine. Même engoncé dans son harnachement protecteur, le G.I., lui, entendait ladite bête gueuler jusqu’à la mort, pour ne rien dire de l’opérateur des prises de vues à son côté, qui prit ces images bien nettes sans que sa main tremble visiblement. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et meurent ? –Mais oui, mon petit, on appelle même ça, dans les deux camps, de l’héroïsme.
Les criminels du militarisme japonais, en tout cas, n’avaient cure du sort de leurs compatriotes. Il faudra que le ciel, littéralement, leur tombe sur la tête, pour qu’ils se résignent à déposer les armes le 8 août. Le 1er avril 1945, quand l’attaque américaine est lancée sur Okinawa par une formidable armada de navires de tous types que le sacrifice imbécile des derniers kamikazes n’empêchera pas de cracher sur l’île un déluge de matières explosives et combustibles, ils envisagent parfaitement d’envoyer les habitants crever les uns après les autres afin de retarder l’heure où cet ultime verrou sautera. Et après ? Eh bien ! après ce sera l’inévitable débarquement américain sur le Kyûshû et là aussi on se battra rizière après rizière, maison après maison. Que tout doive s’arrêter après le suicide d’Okinawa pour cause d’arme apocalyptique, aucun de ces bandits galonnés ne le suppose alors.
C’est de la conquête d’Okinawa, opérée du 1er avril au 21 juin, 82 jours effroyables qui virent s’effondrer une à une toutes les défenses locales et les infrastructures, puis tous les hôpitaux, puis les moindres grottes dissimulées dans la montagne et bourrées de troufions et de civils hagards, que ce livre documenté retrace la hideuse chronique. Pour ce faire, il va droit au plus révoltant, la mobilisation des élèves de l’enseignement secondaire qui, conditionnés depuis des années par une propagande et une préparation militaires analogues à celles de la Hitlerjugend, forment des régiments de gamins dont le seul rêve est de coltiner un sac de bombes et de se jeter sous les chenilles des chars débarqués.
L’un de ces gosses de quatorze ans, Shinichi Higa, avide comme ses camarades de périr en héros en tuant le plus possible d’ennemis et qui, ne parvenant à tuer personne, portera peut-être le deuil éternel de son honneur déçu, va être suivi à la trace par un narrateur omniprésent, impassible, sans affect repérable ni jugement quelconque sur ce qu’il consigne avec une méticulosité de comptable. Il note les rencontres de civils qui fuient, se regroupent dans une niche provisoire, y croupissent, sont victimes des plus terribles blessures qu’il n’y a bientôt plus rien pour soigner et qui se couvrent d’asticots - un des leitmotivs du texte est leur grouillement exponentiel, sur les plaies, dans les plis des vêtements en loques, dans les cheveux.
Il note les cadavres gisant partout, pourrissant dans la chaleur d’un début d’été tropical, et qu’on apprend très vite à oublier, comme on se détourne des corps déchiquetés, encore vivants, qu’on abandonne pour se replier dans un autre trou et espérer encore, toujours contre l’évidence, non pas qu’on sauvera sa peau, mais qu’on verra enfin l’ennemi face à face et qu’on pourra se sacrifier pour la gloire.
Une des leçons de ce récit sans fioritures et, par une réelle prouesse d’écriture tenue en laisse, exempt de tout pathos, c’est en effet que la crétinisation de ces masses de pré-adolescents avait été réussie au point de leur faire oublier l’instinct animal de conservation. Tous des garçons décérébrés ? Non pas, hélas ! Les filles elles-mêmes ne pensaient qu’à en découdre, elles que le machisme japonais avait reléguées dans des fonctions dévalorisantes (à leurs propres yeux) d’infirmières dans des centres transformés en mouroirs où elles n’eurent bien vite plus de compresses, plus d’alcool, plus de sérum, plus d’aiguilles. Alors elles gémissaient, voulant aussi, comme les mâles, charger leurs dos d’explosifs et se livrer à d’inutiles représailles.
Femmes d’aujourd’hui, faites la lecture de ce petit volume édifiant à vos marmots, oui, lisez-le leur et forcez-les à vous écouter puis à le relire quand ils auront l’âge, au lieu de pianoter comme des zombies sur les jeux vidéo hyper-violents que notre correction politique mâtinée de goût du fric se refuse à interdire. Mais attention ! Un tel brûlot nécessite impérativement un décryptage idéologique. Car il n’est pas assuré du tout que le prolifique et habile romancier Yoshimura ait voulu inspirer aux Japonais, que leur défaite a transformés bon gré mal gré en citoyens d’une nation démocratique, la salutaire exécration de l’étripage tambouriné. On peut lire aussi ce livre comme un éloge en creux du « mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie -i-e… ».
Pour qu’il acquière sa pleine efficacité pédagogique et instruise sûrement vos enfants, préservés des conflits par soixante-dix belles années d’Europe désunie mais présente, à répéter chaque matin au saut du lit, avec le cher Prévert, « Ô Barbara, quelle connerie la guerre », il convient de rappeler dans cette affaire de vie et de mort que le Japon fut l’agresseur, que son militarisme nourri de bouddhisme zen (voir la complaisance de l’admirable cinéma d’Ozu à l’égard des anciens combattants nippons) a inventé les enfants-soldats que nous croyons nés en Afrique ; et que seul l’irréparable nucléaire réussit à le mettre au pas - toutes vérités malsonnantes sur lesquelles ce témoignage romancé tisse un voile équivoque. En ces temps de résurgence d’un nationalisme mortifère au pays du Soleil-Levant, la vigilance n’est pas de trop.
Maurice Mourier
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