La relation entre finance et connaissance, socle du capitalisme contemporain, est complexe et ambivalente ; il importe de distinguer deux sphères dans la production de la connaissance : celle de la connaissance incorporée dans l’intelligence de tout individu (sphère 1) et celle de la connaissance marchandise médiatisée par la finance (sphère 2). Dans la société capitaliste, la connaissance ne peut être qu’objet d’appropriation ou d’échange marchand. Le marché s’avérant inefficace dans l’évaluation du risque lié à la connaissance et à la R&D (recherche / développement) et de la mesure de leur valeur, « la finance remplit ce rôle en endossant le risque lié à ces activités [...]. La marchandisation consiste alors à transformer une partie des savoirs acquis par l’intelligence humaine en compétences ou qualifications répertoriées et rémunérées. »
Contrairement à une idée reçue, l’économie du savoir et de l’information ne se traduit pas par une organisation réticulaire et décentralisée. Les activités intensives en connaissance connaissent une tendance lourde à la concentration, au lieu d’être dispersées dans l’espace et motrices de nouvelles formes de décentralisation, voire d’auto-organisation. De plus, dans le système productif contemporain coexistent, selon des proportions variables, les deux logiques « taylorienne » et « cognitive ». Plutôt que de permettre l’émergence d’un « monde plat » au bénéfice de toutes les populations de la planète, la montée en puissance de l’économie de la connaissance et de la finance a donc favorisé les processus de polarisation planétaire et le creusement des inégalités à toutes les échelles géographiques. Enfin, il y a coexistence entre deux mouvements de périphérisation et de polarisation. Ainsi, tout en ayant été le moteur de la mise en œuvre de l’économie de la connaissance, « la finance favorise le retour de la vieille économie et la domination du néotaylorisme dans les entreprises industrielles et de services ».
L’industrie financière elle-même est traversée par ces logiques de cohabitation entre les deux modèles productifs : d’une part, les grands centres financiers internationaux au niveau mésoéconomique et de l’autre, les groupes financiers multispécialisés et transnationaux au niveau microéconomique. L’hypothèse centrale des auteurs est que « la finance moderne est une réponse aux besoins de l’économie du savoir dont, simultanément, elle influence le fonctionnement ». Au final, les institutions-clés du capitalisme financier se sont converties aux besoins de l’économie du savoir, en assumant une triple fonction : gestion du risque, évaluation des actifs et appropriation de la richesse créée par les entreprises au profit de leurs actionnaires. Mais la finance a des effets ambivalents. Si d’un côté elle permet de répondre aux besoins fondamentaux de l’économie du savoir, elle tend, d’un autre côté, à fragiliser les entreprises, comme Keynes l’avait bien vu lorsqu’il soulignait à quel point « le risque d’une prédominance de la spéculation tend à grandir au fur et à mesure que l’organisation des marchés financiers progresse » ; et surtout, en raison de ses calculs enfermés dans l’impératif du rendement immédiat, à freiner l’accumulation du savoir qui ne peut se penser que dans le long terme. Ainsi, les crises financières expriment l’une des contradictions majeures du capitalisme contemporain, entre d’une part les intérêts des acteurs financiers bornés par l’horizon court du rendement immédiat et de l’autre, ceux des entreprises qui s’inscrivent dans la durée, et plus encore des laboratoires dont l’horizon temporel est le très long terme. Il s’agit donc bien, entre connaissance et finance, d’une liaison dangereuse, désormais porteuse de contradictions explosives.
La contradiction prend une autre dimension
Si le capitalisme a été en effet de façon récurrente ébranlé depuis le XVIIIe siècle par des crises boursières associées à des innovations technologiques, la contradiction prend une tout autre dimension à l’ère de la technoscience et de la mondialisation. Les entreprises cherchent à externaliser une partie de leurs investissements en R&D dont les gains sont jugés trop aléatoires et risqués et sont amenées à se rapprocher des acteurs publics de recherche, notamment les universités. Liaison elle aussi dangereuse pour ces institutions publiques poussées à délaisser la recherche fondamentale, libre et non orientée. Or cette dernière est un accumulateur de découvertes désintéressées indispensables à l’innovation technologique elle-même. Voilà qui augure mal des effets à court terme de la réforme antidémocratique de l’enseignement supérieur et de la recherche consacrée en France par les lois Pécresse et la signature de ses décrets d’application à l’été 2009, et cela contre la volonté manifestée par l’immense majorité des enseignants-chercheurs lors du plus ample et plus puissant mouvement de toute l’histoire de l’université française.
Plus globalement, c’est le statut même de la connaissance qui est soumis à de nouvelles contraintes. À côté des institutions-clés de la finance contemporaine, les grands pays industrialisés ont mis en place un second groupe d’institutions destinées à protéger les oligopoles de la connaissance : le système des droits de propriété intellectuelle, aux effets ambivalents sur l’accumulation et la diffusion de la connaissance. Ils engendrent notamment une augmentation des coûts de l’accès aux innovations et un renforcement des inégalités, notamment entre pays du Nord et pays du Sud. La sélection des migrants avec le slogan de « l’immigration choisie » aggrave les inégalités planétaires en favorisant la fuite des cerveaux du Sud vers le Nord. Face à l’accaparement des connaissances et de leur diffusion par une minorité de pays et d’acteurs, les auteurs explorent finalement les conditions d’une alternative : « L’un des enjeux du XXIe siècle doit être de créer les conditions d’une libre circulation et d’un partage des connaissances », à rebours de la mondialisation en cours. Selon eux, quatre mesures pourraient y contribuer : « la priorité donnée à l’éducation et à l’apprentissage collectif, le ciblage des aides publiques sur les personnes et les territoires plutôt que sur les entreprises, le soutien aux centres d’excellence locaux à côté des pôles de compétitivité, et enfin la lutte contre l’emprise excessive de la propriété intellectuelle ».
La première crise mondiale de la mondialisation qui poursuit inexorablement ses ravages sociaux et écologiques est aussi une incitation à favoriser une sortie de crise dans laquelle les formes nouvelles de travail et d’accumulation centrées sur la libre connaissance prennent le pas sur les politiques de libéralisation financière. La crise crée de nouvelles opportunités pour investir massivement dans les secteurs publics de la recherche, de l’innovation et de l’enseignement, au service de la société. Rien de cela ne sera possible sans un poids accru de la régulation publique sous l’égide d’un État stratège et investisseur, sans une réforme profonde des institutions internationales de l’économie et de la finance mondiales. Un tel avenir, notre avenir humain, passe par l’inversion des rapports de force entre le mouvement social et les élites qui nous gouvernent.
Remarquons enfin que les auteurs ont banni « l’hypothèse de rationalité », sorte de barrière infranchissable que les économistes ont bâtie autour de leur discipline et qui les autorise à pénétrer les autres champs disciplinaires en interdisant de fait le chemin réciproque.
Jean-Paul Deléage
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