Sept années, donc. Entre la naissance de son fils Lev et le décès de son père. Tous deux occupent une place de choix dans ces récits, autant de chroniques douces-amères, parfois drôles, qui pourraient se situer ailleurs qu’en Israël. Encore que peu de pays soient capables de s’arrêter complètement une journée, celle de Kippour, de donner à entendre le chant des oiseaux et le silence le plus total, avant que tout ne reparte de plus belle, et en particulier les disputes, les conflits et les éclats divers. Un texte très drôle rapporte le séjour de l’auteur en Suède, en automne, peu avant cette fête religieuse. Pour les Suédois, une telle fête ressemble à un « concept novateur à la Naomi Klein » et le jeûne à une « version intégriste du régime pauvre en glucides ».
Sept n’est pas un chiffre anodin pour Keret. Son frère admiré a sept ans de plus que lui et il a toujours couru pour rattraper ce garçon singulier qui a participé à la guerre du Liban en 1982 avant de devenir pacifiste et de quitter Israël pour vivre en Thaïlande, avec presque rien sinon les arbres et quelques amis. Rompre avec l’armée – on le sait si on regarde certains films israéliens, si on a lu Batya Gur (1) entre autres – n’est pas un geste banal. Sous ses dehors fantaisistes, et avec tout l’humour qui le caractérise depuis ses premiers textes, l’auteur décrit la pression sociale et idéologique que, garçon, on subit dès la naissance dans ce pays. Dans un jardin public, les mères de famille qu’il côtoie, puisqu’il s’occupe essentiellement de son fils, lui demandent ce que fera Lev à dix-huit ans. Keret hésite, tergiverse. Son épouse est plus radicale et ne veut pas que Lev aille à l’armée. L’enfant n’a que trois ans. Les parents décident de tout faire pour que dans les quatorze années qui viennent la cause de la paix avance.
La présence de la religion n’est pas plus réjouissante. On sent une forme de tristesse sous la plume de Keret lorsqu’il parle de sa sœur aînée, une jeune femme joyeuse, plutôt libre, soudain happée par la foi et s’enfermant à Jérusalem avec ses très nombreux enfants, dans le rite le plus austère. Cette religiosité qui transforme les gens de sa génération, souvent après la guerre du Liban, est une des craintes de l’écrivain. Le texte consacré à cette sœur s’intitule « Ma regrettée sœur », et il parle de son retour à la foi en disant qu’elle est morte…
La pression n’est pas moindre du côté des parents. La mère de l’écrivain a survécu dans le ghetto de Varsovie, se glissant là où aucun adulte ne pouvait passer pour trouver de quoi se nourrir. Son père a connu la même épreuve et participé aux guerres d’Israël, sans tuer personne, ce dont il est fier, mais confronté à une violence qui rôde tout le temps. Ce père constitue un autre modèle, différent du frère aîné puisque ses convictions sont sans doute opposées. Mais, chez les deux hommes, la même énergie vitale, la même envie de vivre et d’agir. Sortant des camps de concentration, le père a décidé de changer de vie et de métier tous les sept ans, pour renaître. Et rien ne semble l’abattre, pas même la perspective de vivre sans sa langue (l’organe), si le traitement de son cancer l’oblige à subir cette épreuve. Il parlera moins.
On comprend mieux, à voir ces êtres qui l’entourent, comment Etgar Keret peut être si curieux et actif : écrivain, auteur de bandes dessinées, cinéaste (son film Les Méduses, coréalisé avec sa femme Shira Gefen, est une petite merveille), il ne s’arrête jamais. Il écrit comme son père racontait les histoires : « au-delà de leurs intrigues fascinantes, elles étaient destinées à faire mon éducation. À m’apprendre quelque chose du désir non pas d’embellir la réalité, mais de ne jamais renoncer à trouver un angle qui mette la laideur sous un meilleur éclairage et suscite affection et empathie pour les verrues et les rides de son visage ravagé ».
On voit souvent l’écrivain en avion (quand il n’est pas dans un taxi). Il sort des frontières étroites de son pays natal, rencontre des passagers peu amènes, a des conversations étranges, se rend dans des pays qui apprécient ses textes, au premier rang desquels la Pologne et l’Allemagne. Là, il peut comme nulle part vivre son état de juif : « Ce n’est pas parce qu’on est paranoïaque qu’on n’est pas persécuté », note-t-il avec justesse. Une coïncidence le ramène à l’endroit précis de Varsovie où a vécu sa mère pendant la guerre et il se projette dans un temps et une langue qu’il n’a pas connus. À Munich, son éditeur a le plus grand mal à le calmer quand une armoire à glace bavaroise crie « Jeden raus », ce qu’il entend autrement.
Heureusement, tout finit bien et on boit à la réconciliation. Il n’est pas facile d’être fils de, héritier des peurs et des angoisses qui nous ont précédés. On a vite fait de se sentir comme un lézard dans un salon, à Bali. Ce d’autant plus que le contexte israélien et le voisinage ne sont pas vraiment favorables. Quand Keret écrit ces chroniques, Ahmadinejad est au pouvoir en Iran. Le Hezbollah et le Hamas prennent pour cibles des villes proches des frontières, dont Beer-Shev’a où enseigne Keret. Bref, la vie quotidienne est plutôt perturbée.
Et pourtant tout continue : la vie de ce pays bruyant, à la fois si peu aimable et si attachant, ressemble à celle que l’on mène ailleurs. Il est moins difficile de mener des guerres que de vivre les dilemmes moraux liés à l’occupation. Les couples se chamaillent, les enfants sont des poètes ou des chats, les parents vieillissent sous le regard des fils. Restent les chauffeurs de taxi. Certains, bougons, passent leurs nerfs sur de jeunes enfants mal assis. D’autres sont autorisés par un homme trop gentil à soulager leur vessie dans ses toilettes, ce qui surprend madame Keret alias Shira Gefen. Ces aventures ordinaires et singulières, Keret les raconte avec son sens du décalage qui le rend si différent de la plupart des écrivains israéliens. Parfois, on reste à l’extérieur, et d’autres fois on a envie de monter chez lui boire un café.
- Là où nous avons raison (voir QL n° 798).
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