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Article publié dans le n°1132 (16 juil. 2015) de Quinzaines

La tentation de passer de l’autre côté de la caméra a toujours tenaillé les critiques de cinéma – et ça ne date pas de la Nouvelle Vague, mais, quarante ans plus tôt, de la fin des années 1910, dès que le cinéma s’est mis à réfléchir sur lui-même : Louis Delluc et Jean Epstein, puis Marcel Carné et Jean Dréville, entre dix autres, sont ainsi passés de l’écrit à l’image, de l’analyse à la réalisation. Le phénomène s’est évidemment accentué avec l’arrivée de la troupe des Cahiers du cinéma, canal historique, s’est prolongé – Téchiné, Tavernier, Assayas ont commencé par la plume ou le clavier – et n’est pas près de s’achever, le rêve de bon nombre de critiques, sur support papier ou sur la toile, demeurant, hélas, de voir leur nom sur un générique.

MICHEL MARDORE
LE MARIAGE À LA MODE
DVD Doriane Films

La tentation de passer de l’autre côté de la caméra a toujours tenaillé les critiques de cinéma – et ça ne date pas de la Nouvelle Vague, mais, quarante ans plus tôt, de la fin des années 1910, dès que le cinéma s’est mis à réfléchir sur lui-même : Louis Delluc et Jean Epstein, puis Marcel Carné et Jean Dréville, entre dix autres, sont ainsi passés de l’écrit à l’image, de l’analyse à la réalisation. Le phénomène s’est évidemment accentué avec l’arrivée de la troupe des Cahiers du cinéma, canal historique, s’est prolongé – Téchiné, Tavernier, Assayas ont commencé par la plume ou le clavier – et n’est pas près de s’achever, le rêve de bon nombre de critiques, sur support papier ou sur la toile, demeurant, hélas, de voir leur nom sur un générique.

Pourquoi « hélas » ? Parce que, sauf exceptions, les quelques critiques ayant franchi la ligne, depuis une dizaine d’années – on ne citera personne –, auraient mieux fait, nous semble-t-il, de persister à exercer leurs talents, souvent réels, de commentateurs plutôt que de se confronter à l’exercice dangereux de la mise en images de leurs univers intérieurs. Exercice sans retour : il est délicat, après avoir montré ce que l’on savait (ou ne savait pas) faire, de revenir de façon critique sur le travail des autres. Certains cependant s’y sont essayés, au fil de l’histoire du cinéma et de la critique mêlés, et avec quelque bonheur : nous avons relevé ici l’importance de Pierre Kast, jouant sur les deux tableaux, analyste (toujours) et cinéaste (parfois) inspiré, passant de l’un à l’autre mode d’expression en développant une œuvre pertinente. Robert Benayoun, savoureux jongleur, a pu signer deux films parfaitement conformes à ce que l’on pouvait attendre de ce tireur d’éblouissants feux d’artifice, Paris n’existe pas et Sérieux comme le plaisir, avant de revenir à ses chroniques et autres ouvrages. D’autres, comme Henry Chapier (Sex Power) ou Michel Cournot (Les Gauloises bleues), ont également tenté l’aventure, mais le plaisir de leurs spectateurs fut loin d’atteindre celui de leurs lecteurs. Avec Michel Mardore, le cas est différent.

Différent, car plus mystérieux, moins aisé à situer. Éric Le Roy, initiateur de la réédition du film, intitule, avec raison, « L’énigme Mardore », le documentaire qu’il lui consacre en bonus du DVD. Michel Guinamant (son véritable patronyme) fut un bel exemple de dilettante, multiplement doué, comme tout dilettante. D’abord écrivain – il publia, à peu près aux mêmes dates que Claude Chabrol, dans le mitan des années cinquante, dans Mystère-Magazine et Fiction, des nouvelles suffisamment singulières pour que les lecteurs de l’époque s’en souviennent –, il passa de Bordeaux à Lyon au détour de la décennie et s’intéressa au cinéma de façon plus formelle, assurant pour la revue Premier Plan un opuscule sur Roger Vadim et quelques activités amicales dans la production locale. Il commença à collaborer aux Lettres françaises avant de s’embarquer pour Paris en 1962, comme tout jeune journaliste (il était né en 1935) désireux de se faire un nom.

Il y parvint assez vite, pour une raison simple : sa capacité à s’adapter aux périodiques qui l’accueillaient, à un moment où les frontières étaient pourtant tranchées et les engagements peu réductibles. Qui travaillait aux Lettres françaises, hebdo culturel du Parti, ne pouvait travailler à Lui, « journal de l’homme moderne », fleuron de la presse Filipacchi. Qui écrivait dans Positif, mensuel tôt nourri au surréalisme, n’écrivait pas dans les Cahiers, où l’ambiance était celle de la jeune droite héritière des hussards (on simplifie, mais pas beaucoup). Sauf Mardore, qui apparut dans les colonnes de ces quatre titres, auxquels il ajouta, pour faire bonne mesure, Cinéma 61, 62, 63…, Pariscope, L’Express et Le Nouvel Observateur, presque simultanément – sans oublier sa participation au Masque et la Plume radiophonique. Quelle que soit la chapelle du lecteur, il y avait toujours du Mardore au sommaire de son bulletin paroissial. Et les vrais cinéphiles, qui lisaient tout, se réjouissaient de retrouver sa signature partout. Car il ne s’agissait pas d’un caméléon, adoptant la posture adéquate aux idées défendues par le journal dans lequel ses textes paraissaient, mais d’un esprit libre, prêt à promouvoir le film qui lui semblait devoir l’être ici et maintenant – hors de toute couleur politique. Et aussi et surtout d’un styliste, que l’on pouvait lire pour le seul plaisir du texte, ce qui était essentiel – le rapprochement avec Kast s’impose de nouveau. Et, comme ce dernier, Mardore se lança dans la réalisation.
Si nous avons décrit si longuement son itinéraire, c’est parce que son nom, prisé et respecté trente ans durant – il cessa brusquement d’écrire après 1986, vingt-trois ans avant sa disparition –, ne signifie plus rien désormais, excepté dans la mémoire des anciens. Qui lira aujourd’hui La Première Communion, publié par Gallimard en 1962, jolie transposition de l’historiette de Sade Eugénie de Franval ? Le Mariage à la mode, roman qui précéda le film de trois ans, est toujours disponible dans l’édition Denoël (quelques petits milliers d’exemplaires) de 1970. La parution du DVD et le succès qu’on lui souhaite vont-ils lui apporter quelques lecteurs ? On l’espère, car roman et film constituent un ensemble cohérent et permettent de juger des qualités conjointes de l’écrivain et du cinéaste.
Si Mardore avait d’abord cherché son inspiration chez Sade, c’est dans sa propre expérience qu’il puisa l’argument du Mariage, son aventure libertine puis amoureuse avec l’épouse d’un journaliste lyonnais. Que l’argument soit ou non autobiographique n’a d’ailleurs guère d’importance – si ce n’est de donner l’occasion à la protagoniste, seule survivante du trio, d’apporter son témoignage dans le bonus –, puisqu’il se résume à un schéma classique : W couche avec X, la femme de son ami Y, X rencontrera Z et abandonnera W. Ce n’est donc pas dans ces situations-clichés qu’il faut dénicher l’intérêt de la chose, écrite ou filmée, mais dans la manière : Mardore considérait justement son ouvrage comme un « roman d’analyse » à la française ; l’histoire était anecdotique, c’est l’aspect « réflexif » (le terme est de lui) qui comptait. Tout tenait grâce au regard jeté par le héros et la mise à distance pratiquée – les références au Nouvel Ordre amoureux de Fourier et la citation d’une lettre de la Merteuil, toutes reprises dans le film, en font foi.
Le roman était une histoire des années soixante. Le film est une histoire des années soixante-dix. Même si l’auteur a conservé les événements principaux du premier, l’éclairage du second est celui de l’après 68, qui ne tient pas seulement aux cheveux longs et aux pantalons patte d’éléphant, mais à la nouveauté apparente des mœurs : le sexe est plus libre, les femmes existent sur le mode revendicatif (« MLF vaincra ! », scande ironiquement Yves Beneyton), les lesbiennes n’ont plus à se cacher, on affiche son détachement devant les choses de l’amour – même si, en fin de course, c’est sa variante traditionnelle qui l’emporte : les égarements du sexe et de l’esprit trouvent leur issue dans le couple à l’ancienne. Le vieux monde est encore solide.

On pouvait craindre, plus de quarante ans après sa naissance (le film était invisible depuis), les effets du vieillissement : crainte vaine. Certes, quelques détails sont datés – Jacqueline Danno pilote une superbe Iso Rivolta à faire rêver les amateurs –, mais le discours est actuel. Le film pourrait se glisser dans une sélection moderne sans passer pour un produit d’époque, ce qui n’est pas le cas de bien des titres plus célèbres du temps : l’aisance d’Yves Beneyton vaut celle de Nicolas Duvauchelle, Catherine Jourdan, en oiseau blessé, évoque Clotilde Courau. Buffon avait raison : le style est l’homme même. On pourra aisément le vérifier en regardant Le Sauveur, l’autre film de Mardore, tourné deux ans plus tôt, et également au catalogue de Doriane Films. En attendant – rêvons un peu – une anthologie de ses textes critiques.

Lucien Logette

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