Qui sera l’heureux bénéficiaire, nous ne le saurons que dans quelques jours – mais n’étant ni producteur, ni exploitant de salles, le verdict ne nous passionne guère. Ce qui nous a passionné, en revanche, depuis une semaine, c’est le panorama sans égal offert sur la planète cinématographique. On peut pester contre la sélection, contre l’étalage indécent de richesses, moquer la faune festivalière, râler contre le plan Vigipirate et ses contrôles continuels, tendre le poing aux nues lorsque le ciel se vide sur nos têtes, transformant une file d’attente en tortue romaine cuirassée de parapluies, rien n’y fait ; Cannes demeure le festival nec pluribus impar, le seul qui permette une vision pertinente de l’état des lieux : aucun film qui compte, achevé dans le trimestre précédent, n’a pu être négligé par les différentes sections. Le chef-d’œuvre oublié est un mythe.
Une constatation : le scandale n’existe plus. Scènes d’amour haletantes, tortures en gros plan, sadomasochisme revendiqué, amputations diverses, animaux molestés, multiples flots de sang, tout passe. Même la mort en direct n’émeut plus, tant elle fait désormais partie du spectaculaire intégré. La présentation par la section « Cannes Classics » de la version rénovée de La Grande Bouffe, accompagnée d’images d’archives montrant le public de 1973 horrifié prêt à lyncher Marco Ferreri, renvoie à un temps impensable, où les fesses nues d’Andréa Ferréol posées sur un gâteau pouvaient déclencher l’émeute. Est-ce un bien ou un mal ?, c’est en tout cas un signe, le signe que tout peut aujourd’hui être montré, puisque plus rien ne gêne ni n’importe. Avec un regret néanmoins, celui de la disparition corollaire de l’ellipse et de la litote, procédés que certains réalisateurs auraient pourtant grand besoin de pratiquer – ainsi Abdellatif Kechiche (La Vie d’Adèle), qui mêle à de superbes scènes enthousiasmantes des lourdeurs répétitives plombées.
Que conclure de cette première semaine, sinon la prééminence du cinéma français, très en pointe : sur les 52 films de la sélection officielle, 26 sont des productions ou des coproductions (minoritaires) françaises. Et les découvertes des sections parallèles, La Bataille de Solferino (Justine Triet), 2 automnes, 3 hivers (Sébastien Betbeder) ou La Fille du 14 juillet (Antonin Peretjatko) sont de petits films hexagonaux. Attristons-nous (provisoirement) de la disparition presque complète du cinéma de l’Est – La Vénus à la fourrure, de Roman Polanski, battant pavillon polonais, est tourné à Paris avec des acteurs français – et du cinéma scandinave – Only God Forgives, de Nicholas Winding Refn, est une coproduction franco-danoise tournée à Bangkok. Par bonheur, Chine, Japon et Philippines semblent florissants, même si nous n’en percevons que la partie émergée (la Chine aurait produit près de 900 films en 2012). Mais la réduction à quelques unités du cinéma latino-américain laisse imaginer, dans quelques années, un festival partagé entre trois géants, les États-Unis, l’Asie et la France. Il faudra faire avec.
Quelques titres sont déjà visibles hors de Cannes. Si The Great Gatsby (Baz Luhrmann) n’est intéressant que par sa fidélité à Fitzgerald – Leonardo DiCaprio y compose un héros crédible, mais le relief écrase le film sous d’inutiles surcharges –, Only God Forgives inquiète quant à l’auto-aveuglement de son réalisateur ; porté au pinacle après Drive (2011), impeccable polar habilement troussé, Winding Refn a cru cette fois que la seule manière pouvait suffire pour transcender un scénario inexistant, d’un premier degré quasi parodique. Le résultat est étonnant, mariant l’ennuyeux et le grotesque – même si certains adeptes de la critique délirante ont évoqué les Atrides ; s’il n’était pas griffé « auteur », le film serait destiné à une sortie anonyme en DVD, comme tant d’autres productions thaïlandaises qui le valent largement. Refn, excellent cinéaste, outre sa trilogie Pusher, a tourné deux œuvres notables, Bronson (2009) et Valhalla Rising (2010), petits chefs-d’œuvre du second rayon. Tout n’est donc pas perdu. Il lui suffira de ne pas se considérer comme forcément génial.
Le succès d’Une séparation (2011), sans doute le plus gros chiffre de spectateurs français pour un film iranien, constituait une surprise. Le succès à peu près assuré du Passé n’en sera plus une. Asghar Farhadi, en trois ans, depuis À propos d’Elly (2009), est parvenu à un sommet que son aîné Abbas Kiarostami n’avait atteint qu’en une décennie, Palme à l’appui. Rien à redire sur cette ascension, Farhadi n’ayant pour l’instant commis aucune faute sur le chapitre des compromis : le vertige de l’Oscar du film étranger ne l’a apparemment pas troublé, et, tournant en France, avec des vedettes – Bérénice Bejo, Tahar Rahim –, il n’a rien abandonné de sa sécheresse d’écriture et de son refus des effets. Si, sur la distance, il se prend un peu les pieds dans son scénario – 130 minutes, c’est beaucoup –, ce n’est pas qu’il ne sache pas couper, comme Kechiche dans ses 180 minutes, c’est qu’il veut trop dire : le secret de famille et sa résolution compliquée alourdissent un film qui tient au cœur par d’autres qualités, sa vision de la banlieue, par exemple, les rapports qui s’élaborent entre les époux dispersés et le nouveau compagnon (Tahar Rahim y ouvre un nouveau registre), ou les relations avec les enfants qui échappent à la convention habituelle.
Paolo Sorrentino a contre lui une malédiction, celle d’être sélectionné à Cannes pour chacun de ses films, ce qui lui vaut des envieux, et l’ostracisme de la critique française, qui, à quelques exceptions près, considère le cinéma italien avec un mépris – et une méconnaissance – identique à celui de Truffaut pour le cinéma anglais. Il s’agit pourtant d’un des plus talentueux parmi les cinéastes transalpins nés entre 1960 et 1970, au même titre que Giorgio Diritti, Marco Tullio Giordana, Paolo Virzi ou Mario Martone. La Grande Bellezza mécontentera tout autant les contempteurs d’Il Divo qu’elle réjouira les amateurs des Conséquences de l’amour. Sorrentino signe là son grand œuvre, une sorte d’adieu à l’époque, comme, toutes proportions gardées, La Dolce Vita signifiait l’entrée dans les années 1960. À la différence que Fellini achevait son film sur une promesse d’avenir, le sourire de Valeria Ciangottini, quand La Grande Beauté se clôt sur le visage retrouvé d’une morte. L’ère berlusconienne est passée par là. Il n’empêche : Sorrentino nous donne un portrait de Rome comme rarement dressé, une ville-piège où tout peut arriver, envol de girafes compris, et la vision d’une société mourante. Certes, ici aussi, 143 minutes, c’est parfois long, une fête chez les inutiles ressemble beaucoup à une fête chez d’autres inutiles. Mais le film offre tant de scènes difficilement oubliables (la visite d’un palais princier, entre dix) qu’on pardonne à son auteur – en souhaitant que le vrai public lui apporte le soutien que la critique lui refuse.
Les dates de sortie ne sont pas encore fixées pour les autres titres qui nous ont convaincu de l’intérêt du cru 2013. Le moment venu, il conviendra de ne pas laisser échapper A Touch of Sin, sans doute le plus beau film de Jia Zhang-ké, éblouissant panorama de la nouvelle Chine, Inside Llewyn Davis, des frères Coen, un régal, et pas seulement pour les amateurs du Greenwich Village de 1960, L’Image manquante (Rithy Panh), magnifique évocation de la mort khmère en marche, qui complète admirablement ses précédents documentaires sur le Cambodge de son enfance, et Borgman d’Alex Van Warmerdam, et My Sweet Pepper Land d’Hiner Saleem, et Wakolda de Lucia Puenzo… La fête n’est pas finie.
Lucien Logette
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