I Robot, premier recueil du Cycle des robots, est publié en 1950. Il est traduit en 1967 – Les Robots, aux éditions Opta. Susan Calvin, « robopsychologue », y tient le premier rôle. Foundation, premier volume d’un cycle qui en comportera sept, paraît en 1951. Il est traduit une première fois dans la prestigieuse collection « Le rayon fantastique » (Hachette-Gallimard) en 1957, puis chez Denoël en 1966.
Avec Fondation, nous sommes 22 000 ans dans le futur, dans un empire galactique entièrement humanisé, où la Terre, devenue inhabitable, n’est même plus un souvenir. Cet empire est moribond et seul un jeune mathématicien très doué, Hari Seldon, espère éviter l’effondrement de l’humanité et les millénaires de barbarie qui s’ensuivront, grâce à une science qu’il veut et va inventer, la psychohistoire.
Qu’est-ce que la psychohistoire ? Une science des conduites humaines à l’échelle des grandes masses. Autant le comportement individuel est imprévisible, autant des millions ou des milliards d’individus agissent selon des grandes tendances, qu’on peut analyser par des modèles statistiques. Comme les populations doivent ignorer qu’elles obéissent à de tels déterminismes, car elles voudraient intervenir à tort et à travers, Hari Seldon crée deux Fondations, la première, très visible, qui va recueillir et améliorer les sciences de l’Empire, la seconde, restée secrète, qui va influencer les esprits par une sorte de contrôle émotionnel. Dans les années 1950, Asimov nous tient en haleine avec les efforts accomplis par la Seconde Fondation pour rester ignorée de la Première Fondation.
L’histoire en resterait là s’il n’avait pas jugé utile, trente ans après, en 1982, d’ajouter une suite qui introduit une troisième entité, Gaïa, et place au centre de l’intrigue un robot exceptionnel, R. Daneel Olivaw, créé au moment de l’expansion des humains dans toute la galaxie, et devenu le mentor aussi bien de la Seconde Fondation que de Gaïa. Encore quelques années (1988) et Asimov revient en arrière et nous décrit la vie de Hari Seldon, son personnage préféré, et de sa famille.
Arrêtons-nous un instant sur R. Daneel Olivaw, le personnage le plus énigmatique et le plus important de l’ensemble des deux cycles (Les Robots et Fondation) puisqu’il veille au devenir de la galaxie. Créé en 4920 – au début de l’expansion de l’humanité qui aboutira à l’Empire galactique – et indiscernable d’un être humain, il se retrouve, après diverses péripéties, pourvu d’une très grande longévité et capable de contrôler les esprits, dans les limites étroites que lui imposent les lois de la robotique, à commencer par la loi zéro qui l’oblige à protéger l’humanité dans son ensemble. C’est ainsi qu’il pousse à la création de l’Empire galactique, bien plus tard de Gaïa, puis des deux Fondations. Cinq cents ans après la mise en place des Fondations, Olivaw se sent obligé de faire un choix et, en tant que robot, il ne peut s’y résoudre. Ce choix est celui de confier la direction de la galaxie soit à la Première Fondation (savants et commerçants), soit à la Seconde (psychologues influenceurs), soit à Gaïa (fusion de tous les corps/esprits). Il choisit un homme qui sera apte à prendre cette décision. Et celui-ci choisit Gaïa. Pourtant – ce que ne dit pas l’auteur – ce choix est biaisé, car : 1° ses termes sont décidés par Olivaw ; 2° lui-même en est exclu ; 3° il est le concepteur des trois entités (c’est là aussi le sens du mot Fondation : celui qui détient l’autorité, dans le monde romain, est dépourvu de pouvoir – ce qui est le cas de Daneel). N’est-il pas le double d’Asimov, qui indique des chemins pour l’humanité, mais n’a que très peu de pouvoir pour les faire advenir ? En définitive, malgré Gaïa, c’est un individu ou un tout petit groupe qui va décider que faire.
Le Gaïa d’Asimov n’est pas du tout celui de Gaïa, a new look at life on Earth de James Lovelock (1979), pour lequel « la Terre est un être vivant », qui s’autorégule pour rester en bon état. Selon Lovelock, ce n’est pas le taux d’oxygène dans l’atmosphère qui permet l’apparition de la vie, mais « la vie » qui « fixe » le taux d’oxygène. Le Gaïa de Lovelock est un avatar du panthéisme. Asimov ne tombe pas dans ce piège : son Gaïa est une création robotique (donc humaine), et la communauté mentale de tous les corps dépasse celle des vivants : les montagnes, les océans, etc. y contribuent.
De plus Asimov montre les limites de Gaïa : Olivaw est lié à Gaïa (comme il l’est à la Seconde Fondation), mais il peut rompre cette liaison alors que Gaïa n’a pas ce pouvoir, et que la Seconde Fondation ne sait même pas qu’il existe (seul Seldon le sait, et le tient secret). Mais c’est sans danger pour l’humanité : il ne peut devenir un tyran, car il ne peut en rien rompre l’emprise des lois de la robotique qui devraient être, aimerait-il, celles de l’« humanique ». Bref, l’humanité, y compris sous la forme de R. Daneel Olivaw, tient les commandes de son destin.
Les Dieux eux-mêmes
Et pourtant, dans la grande fresque asimovienne, un livre, et même une partie de livre, fait exception : Les Dieux eux-mêmes, paru en 1972 chez Doubleday & Co. Il est dédicacé « à l’humanité et à l’espoir que la guerre contre la stupidité sera, après tout, un jour gagnée »[1]. Le titre est extrait d’une phrase complète : « Contre la stupidité les dieux eux-mêmes luttent en vain » (« Against stupidity the gods themselves contend in vain »)[2]. C’est l’écrit le plus original d’Asimov : triple intrigue, triple monde (Terre, para-univers, Lune), triple rapport à la science (inventeurs, voleurs, applicateurs), triple sexualité des habitants du para-univers, etc. C’est aussi le seul où on rencontre de vrais étrangers ; dans tout le reste de son œuvre, il n’y a que des humains (même transformés, comme les Solariens), qu’un univers, etc.
Première intrigue : un savant déjà réputé découvre qu’un élément radioactif s’est transformé en un autre dont l’énergie dégagée est bien plus intense. Cette transformation, impossible selon les lois de la physique, est une substitution entre deux éléments, dans deux univers : le nôtre et un autre qu’il nomme le para-univers, où les interactions nucléaires fortes n’ont pas les mêmes valeurs. Résultat : une énergie gratuite illimitée pour notre monde. Mais lorsque deux de ses collaborateurs lui signalent qu’assez vite cela va conduire à une explosion du Soleil, il les discrédite, car sa gloire en pâtirait. Ils tentent d’avertir les habitants du para-univers, apparemment sans succès. Ceci est finalement assez classique sur le plan de l’intrigue : le monde parfois mesquin et les abus au sein du monde académique (qu’Asimov a fréquenté jusqu’en 1958, comme enseignant en biochimie).
Deuxième intrigue : trois êtres fluides nommés Dua (une émotionnelle, qui engendre des enfants), Tritt (un parental, qui n’a qu’une idée en tête : la reproduction et l’élevage des enfants) et Odeen (un rationnel, qui passe son temps à s’instruire) doivent s’interpénétrer (complètement puisqu’ils sont fluides) pour se reproduire. Ils ignorent que lors de cette interpénétration ils deviennent solides. Quel rapport avec les craintes des Terriens et des habitants du para-univers concernant la « pompe à électrons » (qui assure le transfert des éléments indispensable à l’obtention d’énergie) ? Il n’a rien d’évident excepté que Dua veut détruire cette pompe car elle s’imagine que les Solides, grâce à cette pompe, vont pouvoir se passer des Fluides. Leur triade finit par comprendre qu’elle est un stade embryonnaire des Solides. À eux trois, ils sont la forme fluide du savant qui va trouver la solution au problème du transfert d’énergie d’un univers à l’autre.
Troisième intrigue : nous voici sur la Lune, où une colonie terrienne est établie depuis cinquante ans. Nous retrouvons l’un des protagonistes de la première partie, Denison, physicien victime de l’inventeur autoproclamé de la pompe. Suit une histoire d’amour quelque peu filandreuse, mais qui va aboutir, grâce à Séléné, une « intuitionniste » (qui a, on ne sait comment, des idées géniales), à la découverte qu’il existe une infinité d’univers. D’où la possibilité de choisir avec quel univers on parviendra à un échange d’énergie non destructeur.
Autant la partie I est une plongée plutôt acide mais très réaliste dans le monde universitaire, autant la partie III relève d’un space opera original mais pas vraiment novateur (l’idée d’univers multiples date, en physique, des spéculations de Hugh Everett, en 1956). Quant à la partie II, elle est déroutante, au sens strict du terme. Je ne vais pas me lancer dans une interprétation psychanalytique de la nécessité d’être au moins trois pour faire deux (un tiers est toujours présent-absent dans un couple), préférant m’interroger sur le sens du passage de trois Fluides à un Solide. Je note déjà que seuls les Fluides font des Fluides : les Solides sont les fruits de la reproduction, mais eux-mêmes ne se reproduisent pas. Que font-ils ? Mystère. On ne les connaît que dans leurs rapports aux Fluides. Mais là n’est pas l’intérêt principal de cette partie II. Celui-ci réside dans la complexité et la fluidité des relations entre les trois membres de la triade. Chacun comprend par moments, et ne comprend pas à d’autres, les désirs qui habitent les deux autres. Et leur fluidité les aide à se mettre, par moments, à la place des deux autres, au point que chacun d’eux est capable, par moments, d’agir contre ses propres impulsions et que tous trois peuvent, par moments, faire front contre ce qu’ils croient que les Solides attendent d’eux, et notamment qu’ils « disparaissent », sans comprendre que cette « disparition » est leur devenir-Solide. Et pourtant, ils n’ont pas tort : la fluidité va disparaître. Le devenir-Solide est un devenir stérile, un devenir dans un monde où la fluidité devient douloureuse : les Fluides peuvent entrer dans le corps des Solides, ce qui leur fait mal. Le roman ne le dit pas mais les quelques Solides qu’il met en scène sont toujours un peu tristes quand ils rencontrent des Fluides (et surtout « leurs » Fluides, ceux qu’ils sont chargés de pousser à l’âge adulte). Regrettent-ils leur fluidité ? Aimeraient-ils oublier qu’ils ont été Fluides ? D’un autre côté, n’est-ce pas cette métamorphose qui les empêche d’être stupides ? Stupidité marquée dans la partie I avec ce savant qui ne veut pas entendre parler des dangers de la pompe à électrons, et dans la partie III, par cet autre savant qui voit la Lune comme une extension de la Terre et non le berceau d’une autre civilisation.
Asimov a déclaré qu’il écrivait « l’histoire du futur », un futur qui l’inquiète mais dont il essaie de tirer le meilleur parti. Après tout, à la fin du cycle (Terre et Fondation), la Première Fondation ne disparaît pas et croit même être dépositaire du sort de la galaxie, la Seconde de même, et les Gaïens n’y voient aucun inconvénient.
Ainsi :
— Asimov n’envisage pas une solution unique au devenir de l’humanité. L’apparition, dans Terre et Fondation, de Fallom, un adolescent hermaphrodite et capable de convertir l’énergie grâce à des lobes « transducteurs », représente une forme totalement nouvelle d’humanité (ou de post-humanité). Asimov nous prévient : il ne sait pas de quoi sera capable cette nouvelle entité. Il est mort, en 1992, avant de (peut-être) s’y atteler.
— Il croit cependant que l’humanité ne pourra jamais, dans son ensemble, s’autodiriger. Elle a besoin d’un guide, que ce soit Hari Seldon (et ses successeurs), Olivaw (et quelques autres robots placés sous ses ordres), ou Gaïa (individu/collectif).
— Malgré le cas unique des habitants du para-univers, il reste dans la sphère humaine, contrairement à son grand rival et ami Arthur C. Clarke, qui laisse proliférer toutes sortes d’étrangers bien plus avancés que nous[3].
Enfin et surtout Asimov est un merveilleux conteur, qu’on ne se lasse pas de lire et de relire.
[1] « To Mankind And the hope that the war against folly mays someday be won, after all. »
[2] C’est une phrase de Schiller (La Pucelle d’Orléans, 1801), acte III, scène 6. Talbot : « Unsinn, du siegst und ich muß untergehn ! Mit der Dummheit kämpfen Götter selbst vergebens. » (« Non, tu triomphes, et je dois périr ! Les dieux eux-mêmes combattent la stupidité en vain »). John Talbot était alors le chef de l’armée anglaise. Contraint de lever le siège d’Orléans (1428-1429), il mourra en 1453, sur le champ de bataille. Il n’a donc pas « péri » en 1429 !
[3] Les Enfants d’Icare, 1953, La Cité et les Astres, 1956, L’Odyssée de l’espace, 1968-1997, Rama, 1973-1993.
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