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« Je finis par écrire pour que rien ne perce »

Comment un texte qui n’arrive pas à se dire, un poète qui n’arrive pas à dire et s’étouffe à chaque mot, et s’embourbe à chaque pas, peuvent-ils toucher plus profond que le discours achevé le mieux achevé ? C’est d’abord le secret du vouloir vivre, de la vitalité, de ce que la psychanalyse appelle « résilience ». Seulement après, à l’évidence, vient le talent, l’insondable secret de ce qu’est le talent d’un grand poète.
Alain Veinstein
L'introduction de la pelle (poèmes 1967-1989)
(Seuil)
Comment un texte qui n’arrive pas à se dire, un poète qui n’arrive pas à dire et s’étouffe à chaque mot, et s’embourbe à chaque pas, peuvent-ils toucher plus profond que le discours achevé le mieux achevé ? C’est d’abord le secret du vouloir vivre, de la vitalité, de ce que la psychanalyse appelle « résilience ». Seulement après, à l’évidence, vient le talent, l’insondable secret de ce qu’est le talent d’un grand poète.

Seulement après, et la chose est d’autant plus vraie dans le cas d’Alain Veinstein qu’il s’est voulu primitivement peintre, c’est lui qui le dit dans la préface à la fois limpide et opaque – car l’autobiographie en fait y a peu de part – qu’il donne au gros volume de ses six premiers recueils parus de 1974 à 1989, précédés d’une courte « suite » de poèmes plus anciens, qui date de ses débuts (L’Éphémère, n° 3, automne 1967).

« Voulu peintre », pas exactement, pas plus que « voulu poète » d’ailleurs. Il devait s’agir là de survie, ni plus ni moins, et dans les deux modes d’expression, dont le second a fini par éliminer le premier pour des raisons obscures aux yeux mêmes de l’auteur. Les praticiens de deux langages possèdent souvent des personnalités singulières, entre cohabitation des passions (Jean Douassot/Fred Deux, Henri Michaux) et destruction de l’une par l’autre (Claude Simon, Alain Veinstein).

Jusqu’au recueil Ébauche du féminin, publié par Maeght en 1981, la recherche, on l’imagine du moins, a dû se partager pour Veinstein entre ces deux activités apparemment si contradictoires (peindre, c’est montrer ; écrire, c’est cacher, non ?). Faute de pouvoir évaluer sur pièce la première, on note en tout cas le caractère étonnamment répétitif de la seconde. Alain Veinstein est un poète de peu de mots, le plus souvent venus du quotidien, du banal : il semble choisir les plus pauvres ou plutôt les plus banalisés par l’usage, dans une posture d’extrême repli sur soi, d’extrême prostration, comme un enfant puni injustement qui dissimule son visage dans l’abri de ses bras. Le Michaux souffrant de Mes propriétés ? Non, car le narrateur ici, qui ne s’occupe que de lui-même, ne parle que de lui, recroquevillé sur son moi, se situe encore plus bas, s’aplatit encore plus contre terre afin d’échapper, non au regard d’autrui, mais au néant.

C’est du moins ce qu’on croit d’abord : s’enfoncer, se protéger, ne laisser aucune prise à l’autre, à l’ennemi (« Je finis par écrire pour que rien ne perce »). Mais rien n’est trompeur comme l’humilité, l’effacement des poètes. S’ils ont vraiment l’âme chevillée au corps des mots, alors ils ressemblent à ce que le galeriste Karl Flinker disait de Michaux précisément : « fort comme un turc ! ». D’où « la pelle » et son « introduction ». La « pelle » : peu de mots plus polysémiques que celui désignant ce modeste outil du terrassier, de travailleur du bas de l’échelle, de manœuvre et surtout, peut-être, de forçat jeté dans un camp pour y mourir.

Sur toute la longueur de ces premiers recueils, ce « personnage combattant » (Michaux encore) est terriblement seul, et creuse, et entend le « bruit du métal sur la pierre », le « bruit de la terre qui tombe… » Il creuse comme un forcené sans véritable espoir, jusqu’à creuser sa propre tombe de mots, qui se confond avec la fosse impossible à rejoindre (ou bien à combler) où se sont effondrés tant de millions de corps avalés par la terre, par la guerre qui vient tout juste – vingt ans, trente ans, ce n’est rien – de finir comme on dit, c’est-à-dire de commencer à hanter (ou à ensevelir) la mémoire des survivants que l’obsession de la terre remuée, la terre à remuer, condamne à un labeur sans limites dans le temps.

Au bout de ce terrible cycle où l’on déterre, on n’a pas avancé d’un pouce, on est recru de fatigue pour rien. L’impossible à cicatriser est toujours là : « Si la déchirure est une phrase / Je n’ai jamais écrit que cette phrase, / répétée jusqu’au vertige, ressassée jusqu’à l’aveuglement » (Une seule fois, un jour, 1989). Ressassement, retour obsessionnel des mêmes mots qui ne sauvent pas, obsession de la terre, du jamais, du jamais plus. Il n’y a personne de tangible dans ces litanies, personne que l’on puisse serrer dans ses bras, malgré le désir : « Ouvrir les bras : mes raisons d’écrire ».

L’art de la répétition fut porté à une telle perfection par Péguy dans les quatrains d’Ève qu’on ne peut s’empêcher de penser à lui en lisant ces pages où quelqu’un gomme toute allusion directe au contexte historique aussi bien qu’à l’aventure personnelle, et ne semble travailler qu’une seule terre mentale, celle que la pelle excave de l’abîme qui le constitue.

Là où Péguy, porté par une espérance mystique, maniait le ressassement pour assurer ou retrouver sa foi, la répétition des mêmes structures syntaxiques créant un moulin à prières poétique, un processus opposé de fermeture d’horizon, de claustration dans le même devrait rapidement aboutir ici à la saturation de l’espace de lecture, à la satiété du lecteur : « Réduit à la passivité, à une violence sans emploi, je me suis enfermé avec l’abandon d’un amant ». Or, c’est tout le contraire, l’art du poète Veinstein consistant à nous embrigader dans sa lutte, à nous mettre une pelle en main, à nous associer coûte que coûte à un combat où il semble vaincu d’avance.

En l’absence d’autres vivants, la confrontation du verbe et de son récepteur doit triompher immédiatement (ou c’est l’ennui). Et elle triomphe ici, si bien que, en ressassant lui-même, le lecteur finit par progresser vers une sorte de délivrance.

Progresser vers quelque chose, qui serait comme une amitié pour celui qui écrit si bien que ce n’est pas l’amitié du lecteur qu’il recherche. Car le poète progresse, lui, lentement, laborieusement, vers l’Autre enfin apparue, dans Ébauche du féminin (1981). Quel féminin ? Celui que le texte appelle « la morte », et qui peut-être est la mère, en tout cas une mère dans laquelle tout lecteur retrouvera la sienne s’il a éprouvé pour elle un attachement passionné. Une mère dont le dernier recueil (Une seule fois, un jour), enfin plus narratif, enfin ouvert, chante la résurrection. C’est donc à cela que servait la pelle : « J’ai saccagé à coups de pelle / ce côté que la menace a envahi…/ Tout saccagé, craché, vomi…/ Je ne sais plus à quelle histoire rattacher ces mots, / les mots de la passion, les mots du désastre…/ Je suis seul… »

Seul, mais invaincu, peut-être invincible. Les derniers poèmes sont vibrants d’un lyrisme et d’une passion charnelle intenses. Ils rayonnent d’une beauté formelle conquise sur le ressassement. « J’ai raconté notre histoire, elle était, vois-tu, racontable », psalmodiait Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour. La poésie de Veinstein se situe à ce niveau, contagieuse, mémorable.

Maurice Mourier

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