Velimir Mladenović : Dans plusieurs de vos romans, les personnages principaux sont des adolescents. Comment l’autofiction rejoint-elle, dans votre écriture, le regard que vos jeunes héros portent sur le monde ?
Antonin Crenn : Mes personnages me ressemblent, bien qu’ils ne vivent pas là où j’ai vécu et qu’ils ne traversent pas les mêmes situations que moi. Leur regard sur le monde est à peu près le mien. En commençant à écrire, je n’ai pas véritablement choisi des personnages adolescents. Je crois que leur âge s’est imposé naturellement dans Le Héros et les Autres et dans L’Épaisseur du trait parce que je voulais parler de sentiments avant toute chose, et que cet âge concentre les émotions les plus pures et désordonnées à la fois. Mes personnages sont en train de les découvrir. Pour décrire leur environnement avec leurs yeux, je tiens à entretenir une sorte de candeur en même temps qu’une exigence, même une intransigeance, qui convient bien à un jeune homme de 17 ans par exemple. Je n’ai aucune nostalgie de l’adolescence, dont je suis bien content d’être sorti, mais c’est une ressource inépuisable sur le plan littéraire, tant cet âge est riche émotionnellement. En écrivant mes premiers textes, je ne m’étais pas posé la question de l’âge de mes lecteurs. C’est seulement après leur parution que je me suis aperçu que des jeunes pouvaient les apprécier, et même s’identifier aux personnages qui ont le même âge qu’eux. Passerage des décombres, mon tout premier, a été lu dans des lycées. Cela m’a beaucoup touché, parce que j’imaginais que la manière dont je décrivais l’adolescence était transformée ou fantasmée par l’âge, et j’ai vu que de jeunes lecteurs pouvaient avoir une prise sur ces histoires-là. À l’inverse, des lecteurs bien plus âgés que moi ont été touchés aussi. J’ai senti que, sur le plan des émotions que je décris, nous parlions le même langage. Alors, certes, nous parlons bien d’adolescence, mais j’en viens à me demander si l’adolescence est vraiment une question d’âge…
VM : Dans L’Épaisseur du trait, vous avez réenchanté ce thème du passage à l’âge adulte, à travers le personnage nommé Alexandre. Pourriez-vous évoquer ce qui anime Alexandre ?
AC : J’avais envie de situer ce récit dans un quartier de Paris précis, et important pour moi. Par ailleurs, j’ai une manie : je passe des heures à me promener dans des plans de ville, sur le papier, avec le même plaisir que celui que j’éprouve à parcourir les villes elles-mêmes. Alors, la vie de mon personnage est devenue une sorte de métaphore : il habite, non pas vraiment dans son quartier, mais dans le plan en deux dimensions de celui-ci. C’est d’abord rassurant (car c’est plus facile à appréhender que le monde réel), mais ça devient peu à peu oppressant. Il éprouve donc la nécessité de s’échapper. Et c’est ce qu’il va faire, en découvrant un autre lieu, et surtout en découvrant des sensations physiques nouvelles dans ce lieu. En fait, tout le livre pourrait tenir dans cette phrase : il comprend qu’il est un corps dans un espace. C’est mon éditeur qui m’a aidé à réaliser que mon projet était véritablement celui-ci : montrer un jeune homme qui fait l’expérience de son propre corps, de sa sensualité, et de la place de son corps dans son environnement. Il apprend à se connaître. En ce sens, il fait ce que nous faisons tous quand nous grandissons. Si c’est cela, devenir adulte, alors L’Épaisseur du trait est effectivement une variation sur ce thème.
VM : Martin, héros du roman Le Héros et les Autres, erre à la recherche de lui-même à travers un parc où se trouve une statue. Il se demande ce qu’a pu faire cet homme pour être ainsi immortalisé dans le bronze. Que représente ce « héros » pour ce jeune adolescent ?
AC : Cette statue était le point de départ de mon récit. Elle existe vraiment et elle m’intrigue. Je me suis posé les questions que Martin se pose. L’attitude de la statue est très romantique, la pose est belle alors que c’est celle d’un soldat en train de mourir. C’est un monument aux morts. C’est très troublant, car il s’agit d’un jeune homme qui a presque l’âge de Martin et qui ne voulait pas mourir (il n’a pas choisi de faire la guerre). Il pourrait être n’importe qui, finalement. Le titre du livre est ambigu parce que je suis moi-même incapable de répondre à la question : qui est le héros ? Un héros, c’est quelqu’un d’unique ou d’exceptionnel. Or, celui-ci, c’est n’importe qui. Alors peut-être que le héros, c’est Martin, ou bien c’est tout le monde à la fois. Le principal problème de Martin (ou d’Alexandre, d’ailleurs), c’est de comprendre sa place dans le monde, aussi bien dans l’espace géographique que dans le rapport aux humains qui l’entourent. Il a besoin de savoir s’il fait partie du même monde, du même groupe. S’il est seul face aux autres, ou si « l’autre », c’est lui.
VM : Quel est votre héros dans la vie réelle ?
AC : C’est là que Martin me ressemble le plus : j’aime bien éprouver de l’admiration, mais personne ne concentre toutes les qualités à la fois, il n’y a personne dont je puisse faire un modèle absolu… Ce serait pourtant confortable ! Mais je ne mets personne sur un piédestal. Il y a donc seulement des gens que j’aime et qui me servent de repères. Comme Martin, je me compare et je m’identifie aux autres, pour comprendre en quoi je suis différent ou semblable. Comme tous les petits garçons, je suis parfois fier de ressembler à mes parents. Souvent, j’admire les livres de mes amis écrivains, ils m’incitent à travailler plus. Et j’admire tous les jours l’homme que j’aime. Ils ne sont pas des héros pour autant… L’apprentissage de Martin, c’est sans doute de se détacher peu à peu de la nécessité de trouver un héros.
VM : Qui sont vos amis écrivains et quels sont les livres qui vous inspirent ?
AC : Pour ce que j’écris en ce moment, je pense souvent à des conversations que j’ai avec Cyrille Latour (ses livres sont magnifiques, et j’aime quand nous parlons ensemble de l’engagement personnel que nous mettons dans la littérature, du rapport entre les éléments vécus et ce qu’ils deviennent par l’écriture). Chez Jérémie Lefebvre, j’admire la capacité à construire ce que j’appelle des « vrais romans » (j’ai du mal, quant à moi, à qualifier mes propres livres de romans). Il y a aussi Fabien Maréchal, qui écrit des histoires toujours riches, où il se passe vraiment quelque chose, alors que j’ai l’impression, moi, de n’avoir aucune imagination. C’est ce que j’aime quand nous parlons de nos projets : nous ne cherchons pas à faire la même chose. De même, l’exemple de Guillaume Vissac, mon éditeur chez Publie.net qui est aussi auteur, est très stimulant pour moi, alors que ce qu’il écrit est très différent de ce que j’écris. On peut suivre son travail sur son site : c’est passionnant de voir la création au quotidien, en train de se faire. Je suis aussi les sites ou les blogs d’auteurs que je ne connais pas personnellement, et qui font partie de la communauté Publie.net. Cela participe d’une énergie commune. C’est excitant. Par ailleurs, je lis surtout des auteurs morts : ce serait donc abusif de dire qu’ils sont mes amis ! En ce moment, je lis Alexandre Vialatte, Pierre Herbart, Jean Forton. Je relis souvent Georges Perec.
VM : Vous avez récemment animé un atelier d’écriture au lycée Gustave-Eiffel de Rueil-Malmaison. Quelles impressions en gardez-vous ? Quels sont les sujets abordés par les adolescents ?
AC : Cet atelier avec les lycéens consistait à écrire des contes pour les enfants. En fait, j’ai vite remarqué que ces jeunes gens prenaient plaisir à raconter ces histoires pour eux-mêmes, autant que pour d’hypothétiques enfants. Et finalement, je fais la même chose, à l’envers : j’écris pour moi, qui suis adulte, et je suis content quand mes livres sont lus par des adolescents (ou par des enfants, dans le cas des Bandits). Dans cet atelier, l’enjeu était d’imaginer des histoires en toute liberté, et de les écrire avec plaisir, avec une classe dont les élèves n’ont pas tous le goût de la lecture et pour qui l’écriture est souvent associée au travail scolaire. J’avais prévu des contraintes assez fortes pour les guider dans l’écriture, et au final les histoires produites étaient d’une grande diversité : les élèves ont transformé la contrainte pour raconter ce qui leur tenait vraiment à cœur. Ils se sont adressés d’abord à l’émotion, c’est le langage le plus universel. Il y a eu des histoires drôles ou farfelues. Il y a eu aussi des récits assez durs, où la mort était très présente par exemple. Je suppose qu’il y a un rapport avec l’histoire personnelle de chacun, que ça n’est pas arrivé par hasard, mais je n’ai pas posé de question, je préférais jouer le jeu de la fiction jusqu’au bout. Cela permet de s’exprimer plus librement. D’ailleurs, ce n’était peut-être pas conscient chez eux. Je n’ai pas forcément conscience, moi non plus, des raisons pour lesquelles j’écris ce que j’écris.
[Antonin Crenn, 31 ans, vit et travaille à Paris. Il a publié : Passerage des décombres (Lunatique, 2017), Les Bandits (Lunatique, 2017), Le Héros et les Autres (Lunatique, 2018), L’Épaisseur du trait (Publie.net, 2019).]
Velimir Mladenović
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)