C’est un petit livre bleu-gris à l’ambition modeste, un art d’écrire simple, celui d’Antoine Émaz : dès la première phrase, il écarte l’infinitif qui pourrait en faire une leçon. Il introduit ce je indispensable dans la trilogie poétique « moi, monde, mots[1] » : « Tenter de dire écrire. Ou plutôt, comment j’écris ; en cette matière, chacun ne peut parler que pour soi, faire ce qu’il peut avec ce qu’il a. »
C’est une tentative. On n’est pas sûr, on essaie, on s’obstine, « [o]n ne se dépasse pas ». Ce qui n’empêche pas que, « parfois, on découvre être allé plus loin ». Quelque chose de désabusé mais d’obstiné entraîne à poursuivre – inclinés nous le sommes, condamnés à « peu » (mais jamais à « rien »).
Qu’attend-on du poème ?
L’écriture d’Antoine Émaz se révèle paradoxale : dans son refus de l’expansion lyrique, on lit une crainte de glisser vers une forme de facilité, de luxuriance et de perte de lucidité. On devine sa peur de verser dans l’excès lorsque la retenue signifie la quintessence, une réduction à l’essentiel qui place les mots au plus près de l’émotion, « réceptive à des secousses d’intensité faible ».
« Le poète, lui, répond au choc par l’écriture » : serait-ce une façon d’endosser, de recevoir l’émotion, de la « mettre à distance » ? Elle s’avère surtout, pour Antoine Émaz, un moyen de rester en contact avec la vie en se tournant vers les autres, en s’adressant à eux. L’énergie de vivre passe dans la langue parfois, instant né du « heurt » entre la vie et la langue.
Avant la forme, sans intention esthétique préalable : la vie. Au départ, donc, la rencontre avec un morceau de monde et de vie. Ce peut être la splendeur large de la vue sur la mer :
une vague l’autre
efface
le cœur se calme
et le corps devient d’airdans l’ondulation lente
l’eau verte
ici
nulle part
pas plus loin les mots comme
le souffle
dénoué au large
dans l’eau et l’air
libre[2]
Écrire un poème, c’est souvent décrire, un peu, comme nous le laisse entendre le titre du livre. Mais les mots ne se donnent pas si vite. Le poète est patient, le travail se poursuit quand il semble au repos. Le poème et sa forme naissent ensemble. Les mots enregistrent la vie dans une « transparence », car il faut « s’effacer », rien ne doit entraver le flux. Cet élan premier est ensuite soumis à un travail prenant en compte « poésie, musique, technique, évaluation, doute, autocritique… ». En qualifiant ce premier jet de « primitif », Antoine Émaz l’assimile à un matériau brut. Le travail qui suit ne doit pas entamer cet élan : choix du vers ou non, la forme fragmentée ou continue… Le texte doit rester « juste » et probe, fidèle à l’émotion originelle, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose », comme aurait dit Verlaine. Il doit alors devenir porteur d’émotion pour le lecteur :
menuiser
l’angle de langue
comme un ciseau
travail en creux
sur bois masse madrier bile matière réel plein
sous la main chaudes fibres du bois serré sec[3]
Antoine Émaz compare ce travail à celui d’un artisan en atelier qui cherche et tâtonne pour que sa pièce soit équilibrée.
De même, la musique est sollicitée : « distribution de l’air, souffle dans la parole, autant que la vibration exacte des mots, son et sens ».
La vue et l’ouïe se combinent dans les sensations et les émotions :
pluie lourde
ciel blanc
moins d’air
les marguerites ploient
on se sent à l’étroit
et dedans et dehors
avec pour seul bruit
le gargouillis continu de l’eau
dans la gouttière[4]
Les signaux les plus faibles peuvent être perçus par le poète. « Un poème peut ne tenir qu’à un crocus, un nuage. » Antoine Émaz faisait poème de tout bois : « un poème peut venir du jardin, un matin banal, avec passage du camion-poubelle et bol de thé lipton yellow ». Il était attentif à ce qui disparaît dans les habitudes du quotidien :
Cuisine étroite. Entre toile cirée et frigo, les mots rapetissent, fondent, ce n’est pas triste.
On est dans la cuisine : il faut manger.
Un carreau cassé, le vent ronfle[5].
Le vent, bien sûr, c’est la vie, c’est le souffle et la voix à écouter qui parvient jusque dans la cuisine.
Toute forme peut être utilisée, vers libres courts ou prose non ponctuée (« prose boueuse »), « la force motrice du poème » la justifiera. Cette force, nous la percevons comme lecteurs.
La lecture critique cherche à rassembler ce qui unit les différents livres d’un auteur autour de constantes, nous dit Antoine Émaz : quelque chose « bouge » qui nous échappe. Qui est vivant. C’est une « parole commune » possible, défaite d’une « langue sociale aliénée » comme d’un monologue centré sur le moi. De Pierre Reverdy à André du Bouchet en passant par Paul Celan, Antoine Émaz cite ces poètes qu’il aime et qui exerçaient cette pratique humble : partiel, tout ce qui sera saisi, « un peu », une forme de « dérive ».
Car c’est ce mouvement qui constitue l’essentiel : pour Antoine Émaz, le poète va « sans savoir où ». Un motif, peut-être, et ses variations, toute une vie. « Quand, dans un poème, du vivant passe en mots de façon vraie et juste, c’est beau. » On ne peut répondre à la question posée par la beauté : vivre-écrire continue pour s’interroger toujours, d’un glissement à l’autre, sans chercher à « faire beau » mais « pour respirer mieux », même si nous connaissons toujours l’issue. La question de la finitude n’entraîne pas le découragement et le renoncement :
alors pourquoi encore écrire
si tout doit retourner à une terre battue
un petit feu de langue
au moins pouvoir marcher
et se chauffer
un peu[6]
Objectif minime, pourrait-on croire. Mais non, se réchauffer au poème, ce n’est pas rien. Avec ses multiples « un peu » et « au moins », le poète se place au plus près de la sensation. Et c’est ce peu qui est bien souvent le cœur de vivre :
peu tient presque
à rien et la langue
fouille là presque
comme une chance
encore[7]
Ce serait négliger que la vie et l’écriture s’intensifient l’une l’autre, la vie et la lecture aussi. De cela au moins, affirme Antoine Émaz, nous pouvons être sûrs.
[1]. François Gantheret, Moi, monde, mots, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1996.
[2]. Antoine Émaz, « Poème, sans bouger », dans C’est, Deyrolle, 1992 ; poème repris dans Caisse claire. Poèmes 1990-1997, anthologie établie par François-Marie Deyrolle, postface de Jean-Patrice Courtois, Points, 2007.
[3]. Antoine Émaz, Peau, Tarabuste, 2008.
[4]. Antoine Émaz, Os, Tarabuste, 2004.
[5]. Antoine Émaz, Boue, Deyrolle, 1997 ; poème repris dans Caisse claire, op. cit.
[6]. Antoine Émaz, Limite, Tarabuste, 2016.
[7]. Antoine Émaz, À, Noir d’ivoire, 1997 ; poème repris dans Caisse claire, op. cit.
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