Qu’est-ce qui peut faire qu’un leader séduise un peuple qui a alors le sentiment que ce leader a répondu à son appel ? Cette structure de l’appel se retrouve dans toutes les radicalités, sous la forme d’un messianisme (le leader est celui qu’on attendait) et sous la forme d’une aspiration.
On s’étonne parfois du fait que tout bon sens critique s’évanouisse dans les populismes et que les suffrages se portent sur un leader dont l’appartenance et la politique vont manifestement à l’encontre de l’intérêt personnel des électeurs. Cela ne serait pas possible sans quelque chose que le leader populiste fait vibrer au point que cela rassemble et fasse foule. Selon Freud cela a à voir avec la projection d’une image idéalisée de soi. Les prosaïques intérêts de classes sociales ou d’appartenance à une communauté (éventuellement stigmatisée par le leader) ne pèsent plus grand- chose dans la balance quand celui-ci incarne l’idéal du moi.
Dans Totem et Tabou, Freud nous donne une idée de ce que peut être un peuple dans une démocratie, à savoir des frères coupables d’avoir tué leur père. Et il nous présente une conception pas si invivable de la démocratie, car la culpabilité n’est pas le pire moyen d’adoucir les mœurs. Et elle permet aussi d’être à égalité. Freud nous rappelle que c’est le début du contrat social. Et ça permet de se passer d’une autorité verticale tout en respectant la fonction symbolique du tiers pacificateur.
[...] Dès lors que la parole peut s’échanger horizontalement et se distribuer de telle sorte que les différents échanges puissent se dérouler sans trop de dommages, que les places puissent tourner, que les conflits animent sans détruire, la société peut aller bien. Mais cela ne va pas toujours et déraille souvent.
Qu’est-ce qui favorise une « déviation », en l’occurence la pathologie populiste ?
Le populisme n'émerge de la démocratie pas seulement parce qu’il sort des urnes mais pour le signifiant qu’il fait vibrer. Ce qui marche et assure le succès (invraisemblable souvent) du leader, c’est le signifiant « peuple » : das Volk dans l’Allemagne nazie, the people chez Trump. Cela paraît tout simple. Il suffit de faire des discours en invoquant le peuple pour que le peuple se rassemble et devienne quelque chose comme ce peuple. Mais on peut pleurer la mort de la démocratie à ce moment-là car le populisme est bien son double, son miroir traître, fait pour la tuer de la manière la plus sûre, c’est-à-dire en prenant sa place. Il faut en quelque sorte la démocratie pour tuer la démocratie. Il faut un demos pour que le signifiant « peuple » prenne. Le demos (peuple) au sens politique ne s’avise pas forcément qu’il est un peuple au sens de Volk ou au sens de Trump avec « The people ». Le demos en tant que tel est divisé : il n’est pas une foule. Pour que l’invocation ait lieu et produise des effets, que dans cette adresse à lui (au peuple), les interlocuteurs du leader se reconnaissent dans cet appel et deviennent « le peuple », il faut que quelque chose prenne et on voit que ça prend à la taille des foules, vertigineuses. Rousseau disait qu’on reconnaissait les républiques anciennes au fait que le peuple volait aux assemblées ; on reconnait les populismes à la taille des foules qu’ils assemblent. Mais la grande différence : dans le premier cas, on parle (et, même, on se dispute) ; dans le second, on ne dit plus rien, on acclame le leader. Si l’appel réussit, si le signifiant peuple est invoquant et pas seulement invoqué, c’est que l’illusion provoquée est celle d’avoir été entendu, et même entendu au-delà des mots. Le peuple fabriqué par l’invocation populiste se rassemble par ce sentiment. Pour provoquer cette illusion, le leader joue sur un ressort classique des manipulations : la réparation d’une spoliation. Le peuple est appelé à se reconnaître comme peuple car il aurait été spolié de son pouvoir en démocratie. C’est le tour de passe-passe de toutes les manipulations qui exercent le pouvoir en prétendant libérer ceux qu’elles mettent sous leur coupe. Plus qu’une frustration ou une privation, le leader populiste fait donc vibrer la corde de la spoliation. Dans son discours du 20 janvier à Washington, ce n’est pas quand il parle du chômage que Trump est le plus acclamé, c’est quand il évoque le transfert de pouvoir de Washington à « vous, le peuple », qu’il assure que ce moment de transfert n’est pas le sien mais qu’il appartient au peuple - « qu’il vous appartient » : l’adresse doit être directe.
Comment et pourquoi un peuple peut-il se croire victime d’une spoliation ? Qu’est-ce qui n’a pas été symbolisé pour que cela puisse prendre ? Si la spoliation fait écho, c’est que dans l’argumentaire populiste l’exigence égalitaire n’a pas été respectée. Dans la rhétorique populiste, le peuple représente les petits dont le pouvoir a été confisqué par les gros ou encore par l’establishment (les élites). Dans Totem et Tabou, Freud nous avertit de ce que l’égalité comporte de pulsionnel. Pour la projection de l’idéal du moi, pour que celle-ci marche au-delà de toute vraisemblance, il faut que cette pulsionnalité contenue dans l’égalité entre en jeu. Tocqueville parlait de « passion de l’égalité ». Passion propre à l’ère démocratique, bien plus puissante que la passion de la liberté et apte à balayer celle-ci dès qu’elle n'obtient pas pleine satisfaction. Ce qui est pathologique dans cette pulsionnalité égalitaire n’est pas quantitatif, n’est pas de l’ordre du trop, la question n’est pas la mesure de l’égalité, il est inutile de vouloir tempérer la pulsion égalitaire, elle revient, encore plus forte. La dérive de la démocratie en populisme ne trouve pas son origine dans un amour trop grand de l’égalité mais dans son orientation, dans le but de la pulsion. Tocqueville tient pour réel et légitime un amour de l’égalité qui me conduirait à ne pas supporter que quelqu'un soit plus bas que moi. La passion pervertie de l’égalité va dans le sens inverse : que personne ne soit plus haut que moi. Ce que le leader fait vibrer, c’est donc l’envie et le ressentiment. L’envie est un sentiment à la fois inhérent à la démocratie et périlleux pour la démocratie, c’est une sorte de haine spécialement engendrée par la démocratie car elle est un sentiment qui n’apparaît qu’entre semblables, comme le remarquait Aristote. L’amour du leader est le véhicule de la haine, nourrie par la passion démocratique qu’est l’envie, passion égalitaire, mais qui consiste à ne pas supporter que quelqu'un soit plus haut que soi (avec une indifférence au fait qu’il y en ait de plus bas que soi). Dans tout populisme, il y a des ennemis, plus ou moins clairement désignés, accusés de dominer le peuple qui prend sa revanche, en portant à sa tête un leader adulé. Le populisme serait dont une pathologie de la démocratie en cela qu’il ruine toute symbolisation de la hauteur, donc de l’autorité : tout ce qui est haut est haïssable. C’est la raison pour laquelle il s’accompagne fréquemment d’une conception complotiste de la politique. Le complotisme est un promoteur de haine. Le populisme témoignerait d’une impasse de l’horizontalité démocratique qui, à la longue, conduit à la désymbolisation de l’autorité avec pour conséquence qu’en voulant échapper à celles-ci on se retrouve en servitude et qu’au lieu d’un État jouant le rôle de tiers on n’a plus qu’une domination réelle, usant de force, de violence, etc. Mais on ne peut pas s’en tenir là. Si cet appel au peuple peut être entendu, c’est pour une autre raison, pas contradictoire mais à la source de ce qui peut appuyer sur la pulsion égalitaire et la mettre en action.
[...] On pourrait croire que le leader vient seulement occuper la place du maître, un maître un peu féroce certes, mais dont le pouvoir ramènerait à un modèle paternel.
Or il s’agit d’autre chose.
Le populisme critique la démocratie représentative. C’est elle qui serait la cause de la spoliation qui prive le peuple de son pouvoir. Les représentants ne représentent plus qu’eux-mêmes tandis que les soi-disant représentés sont exclus de la vie publique. [...] Cette dénonciation joue sur l’équivoque du mot « peuple » (aux sens social, juridique et historique car la dimension nationaliste n’est jamais très loin, comme on le voit aux États-Unis actuellement : « America first »). C’est cela qui précipite au sens chimique la rhétorique populiste. Elle unifie les sens du mot « peuple » qui sinon existent à l’état séparé. La démocratie est séparation des pouvoirs aussi au niveau du langage. Quand les sens des mots ne glissent plus, n’échappent plus grâce à leur pluralité de signifiés, alors le pouvoir d’un signifiant peut devenir terrible. Quand le peuple commence à croire qu’il est peuple dans tous les sens du terme, il se croit peuple au sens de « petit peuple », au sens juridico-politique (citoyen) et national. Point commun entre tous les populismes : le vœu que « ça colle » entre les membres de la société, que le peuple n’ait affaire qu’à lui-même, qu’il soit en miroir de lui-même, dans l’entre-soi. La société close, c’est un vieux rêve [...]. Ce rêve trouve son origine dans la nostalgie, qui est un sentiment plus ancien que la jalousie pouvant naître dans une fratrie. La nostalgie a à voir avec l’envie. Qu’il y ait de la jalousie en démocratie n’est pas un problème (Aristote) : la jalousie peut être émulation. Mais quand il y a de l’envie, c’est qu’on remonte plus loin au niveau de la nostalgie, car l’envie est toujours une douleur, qui naît à la vue du bonheur des autres, d’un bonheur qui ne serait pas le nôtre mais qui suffit en tant que tel à nous offenser : ce n’est pas l’avoir (l’objet) qui est en cause mais l’être. D’où la haine. Donc quand on connaît l’envie on connait la nostalgie. C’est la nostalgie qui donne consistance au vœu d’une société close. Or aucune société ne peut être close, le sujet en tant que parlant ne l’étant pas. Mais la nostalgie résonne pour le sujet quand il a le sentiment d’avoir perdu quelque chose. C’est une grande souffrance, qui existe plus ou moins en chacun d’entre nous mais qui n’est pas forcément activée ou n’entre pas en résonance avec le social. Mais quand une société se met à répondre à l’appel populiste, que celui-ci fait miroiter l’absence de tiers, que le leader promet de n’être pas un tiers mais seulement l’opérateur de la fusion, il n’y a plus de place pour la représentation, la médiation (qui permet à chacun de vaquer à ses affaires sans s’embarrasser de la chose publique). Cet écart n’est plus supporté quand la nostalgie d’une société close s’empare d’un peuple, et c’est par cette nostalgie que le leader peut dominer. Il promet de libérer le peuple de la domination des ennemis, de ceux qui sont les autres, qui menacent à la porte de la clôture, qui empêchent de s’imaginer que la société peut être close sur elle-même. Puisqu’il n’y a pas de clôture possible, l’illusion que l’on a réalisé la clôture passe par les actes tendant à empêcher d’entrer, à construire des murs, à chasser, voire à tuer. Le leader populiste fait vibrer la pulsion égalitaire. L’égalité peut effectivement procurer un analogon du « sentiment océanique » dont parle Freud au début de Malaise dans la culture, en nous invitant à distinguer ce sentiment du sentiment religieux. Le sentiment religieux s’ancre dans une forme particulière de nostalgie, dit Freud, le regret de la dépendance à l'égard du père, il relève donc d’une demande de protection. Le sentiment océanique est distinct : son aspiration est le rétablissement du narcissime illimité, censé protéger le moi des atteintes du monde extérieur, en ne faisant « qu’un avec le grand tout ». Le résultat en politique est une société sphéricisée et la sphère, rappelle Lacan dans L’Envers de la psychanalyse, est toujours ce sur quoi on bute en politique (comme dans une analyse) : il n’y a plus de reconnaissance possible de l’altérité : l’autre, surtout quand il paraît notre semblable et qu’il paraît réussir, est un danger pour la satisfaction. De même, on peut comprendre aussi pourquoi la propagande populiste use de thèmes complotistes. La complexité du social ne peut plus être symbolisée, elle est nécessairement suspecte. Il faut simplifier le tissage et le ramener à quelques conflits simples : les gros contre les petits.
Il s’agit bien d’une pathologie de la démocratie : le populisme a besoin de la démocratie à la différence d’autres expressions radicales du malaise dans la culture (comme le jihadisme, qui est proche en bien des points mais pas en celui-ci). Quand la nostalgie d’une société close fait apparaître le peuple comme uni, en foule, celui-ci peut se sentir autorisé à ne plus désirer que lui-même : un hégémonisme illimité. La pathologie de la démocratie, tout entière ancrée dans le ressentiment, est donc ce devenir un du peuple, qui est un devenir totalitaire. Le peuple devenu un est prêt moins pour la dictature que pour le totalitarisme. Les despotes ordinaires n’ont pas intérêt à ce que le peuple fasse un et croie que le pouvoir lui revient. Dans le populisme, comme dans le totalitarisme (qui en est bien souvent l’issue mais pas toujours : les institutions parfois verrouillent cette évolution...), le leader, réussissant à faire que le peuple se croie un, réalise une totalisation sociale et politique.
Hélène L'Heuillet est maître de conférences en philosophie à l'université Paris-Sorbonne et psychanalyste.
Patricia De Pas
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