Velimir Mladenović : Vous êtes spécialiste d’Aragon et vous avez également publié ses poèmes dans la collection de la Pléiade. Qu’avez-vous appris de ce poète ?
Olivier Barbarant : Je sais d’avance que ma réponse sera partielle et schématique, tant l’empreinte des œuvres dépasse de beaucoup ce que rationnellement nous pouvons nous en représenter… Conscient donc de cette réduction, je dirais qu’Aragon m’a appris ce qu’était l’aventure de l’écriture que l’on célèbre tant dans la modernité, sans toujours disposer d’œuvres à la hauteur d’un programme aussi tonitruant. Aventure de l’écriture qu’Aragon a splendidement formulée dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit : « Je me jette à l’eau des phrases comme on crie. D’une espère de brasse folle, inventée ». Toutes les palpitations, nervosités, rapidités de son écriture (en vers comme en prose) me semblent venir de là. On a souvent commenté sa « virtuosité », pour la lui reprocher. Elle est liée certes à une vitesse d’écriture sidérante, mais aussi et surtout à une merveilleuse imprudence, à un refus d’exploiter en petit rentier une somme de dons considérables, qu’il a toujours osé dilapider.
Son œuvre, par ses renouvellements, ses contradictions, ses inégalités et ses déchirures, n’a jamais cessé de se risquer au rendez-vous de l’Histoire, dans le combat politique, mais aussi (c’est moins connu, et dans tous les cas moins commenté) dans l’exploration esthétique. Je prendrai pour des raisons d’économie le seul exemple du vers, mais l’on pourrait suivre cette aventure dans la recherche sur les genres littéraires, dans les évolutions de son réalisme, dans les multiples aventures chez lui du roman... Aragon est d’abord un subtil héritier de ses aînés, Apollinaire et Reverdy. Lorsqu’il rompt avec les surréalistes, il s’essaie au vers libre, ou tire en français le fil du vers bondissant d’un Maïakovski… Arrivent la guerre, la résistance, et la part la mieux connue de sa poésie: un recours au ver compté, à la tradition métrique, dans laquelle d’emblée il excelle, et à quoi on l’a définitivement identifié. On pourrait croire l’Odyssée arrivée à son port. Pourtant, le poète va de nouveau risquer son instrument : c’est tout le mouvement qui après 1956 déborde le vers, pour proposer des vers-versets de 16, 18 ou 20 syllabes, des mesures où les unités syllabiques, et leur régularité, sont constamment travaillées, questionnées, écartelées par les unités respiratoires… Et tout cela ne relève pas du tout de la pure technique poétique : vous aurez noté la date de 1956. Le vers verset qui s’invente, vers « enfin à la mesure de ma démesure », comme Aragon le dit dans Les Poètes, est directement lié à la critique des certitudes, des récurrences assurées, au souci d’exprimer l’instabilité tragique de l’Histoire et ses béances. Comment dire un monde instable, sur quelle musique encore chanter dans le désenchantement ? Quelle parole, quelle mélodie peuvent être à la mesure d’un monde nouveau, qui n’est plus dupe de ses espérances ? Les questions, vous le voyez, sont singulièrement actuelles…
VM : Dans le monde contemporain comment la poésie change-t-elle les masses ? Est-ce qu’il y a une différence entre notre époque et celle d’Aragon ?
OB : N’est-il pas dérisoire de parler de « masses » devant la réception contemporaine de la poésie en France, quasi clandestine ? Ce mot me dérangeait même lorsque la gauche française l’utilisait, avec nombre d’accents circonflexes sur le « a », comme pour mieux faire entendre la pesanteur de cette entité. J’aime les êtres, je peux être ému par un peuple, mais je n’ai aucune envie de conforter cette pesanteur du nombre qui a été exploitée à l’envi par tous les régimes totalitaires. Une « masse », c’est ce ressaisissement jouissif et effrayant de la foule par elle-même, qui donne envie de fuir au plus vite cette unanimité saturée et aveugle, de repousser l’atroce frisson de cette excitation collective… La poésie vise à empêcher les « masses ». Elle s’efforce à ce que chacun accède au langage, en découvrant que des morceaux de vie apparemment imprononçables peuvent demeurer vivants et partageables dans les mots. Elle renvoie chacun à sa profondeur, et n’atteint l’universel que par l’intime. Elle fait jouer la qualité d’une présence dans le concert assourdissant du Même. Ce qui permet de répondre à votre deuxième question.
Ecrivant, je tente de dire quelque chose de vrai (c’est difficile, et sans doute de plus en plus difficile). J’essaie de cristalliser sans la corrompre une émotion, une perception, une chose vue. Je n’ai donc ni ordre ni leçon à donner, même si je suis autant qu’un autre, et assurément plus que beaucoup, indigné par l’état du monde. Je vois trop combien les combats supposent dans le monde actuel d’autres moyens : un article, un travail militant produisent d’autres effets que des imprécations sur une page dont la diffusion ne dépassera pas (et c’est déjà considérable, et je mesure ma chance au regard d’autres poètes de mon temps !) quelques milliers de lecteurs. Comme la poésie sait dire la catastrophe, la tragédie, quand elle la vit directement, les pays déchirés se tournent naturellement vers elle. Mais je ne vais pas me faire croire que je puis sans usurpation aspirer au même rôle dans la France d’aujourd’hui. Nous avons à lutter contre une réduction sidérante de la parole publique, contre la « gestion » de la Cité sur le modèle de l’entreprise, contre la vision à courte vue qui menace dans sa prédation de ruiner définitivement le monde… Qu’il me parle d’un jardin ou d’un fait de la Cité, la vraie question que me pose alors un poème est de savoir s’il parle juste : si le langage est raccordé à une expérience, il fait son travail politique. Contre l’horreur des « éléments de langage » dans lesquels nul sujet ne s’exprime, contre les pseudo-concepts englobants qui ne servent qu’à désarticuler le lien le monde et le discours, toute forme capable de prouver que ce lien peut exister accomplit déjà une résistance. Je préfère l’intensité critique de toute parole juste dans l’univers du mensonge, à la fausse puissance de la parole forte.
VM : Vous avez remarqué que le souvenir joue un rôle primordial dans votre poésie. Les souvenirs ne sont pas toujours clairs. Comment ces souvenirs et la pensée de Vladimir Jankélévitch influencent -t-ils le recueil Un grand instant ?
OB : Je n’écris jamais que « de mémoire ». Quand je tente de rendre compte d’un recoin de Paris, comme c’est le cas dans plusieurs poèmes d’Un grand instant, les yeux qui suivent le stylo sur le carnet ne sont déjà plus posés sur l’immeuble que les mots récupèrent, et tentent de donner à voir… Fût-il d’une seconde, le décalage existe entre la perception et la mise en mots. Ce travail de navette entre la perception et le langage va dans tous les cas chercher non pas ce qui est vu, mais l’empreinte laissée en moi par ce qui est vu ou entendu. C’est cela, la matière du poème, pour ce qui me concerne, et je n’en sais pas d’autres. Avec cette découverte chaque fois éblouissante : plus on descend profond dans sa propre chair, dans ce qu’elle paraît avoir de plus spécifique, plus on peut atteindre à l’universel.
Chez Jankelevitch, j’ai d’abord rencontré une écriture : la langue philosophique se fait chez lui vibratile, avec des délicatesses de palmes et de fougères, mais l’acuité aussi des fouets ; elle n’imagine pas qu’une idée soit séparée du flux qui la porte et qui l’accomplit. Or ce tempo, c’est tout ce que nous avons à opposer au vide et à la disparition. Nous cristallisons des instants dans des formes qui conservent en elles la cadence avec laquelle ils furent vécus : la musique peut s’en rejouer, l’émotion s’en retrouver. Chaque œuvre d’art accomplie me prouve ce que Jankelevitch a si bien dit de l’immédiate éternité de l’instant fugitif. Dans les trois volumes successifs du Je ne sais-quoi et le presque-rien, Jankelevitch a aussi circonscrit ce qui m’occupe : les bribes, les fétus, les cendres volatiles de l’expérience sont le cœur de l’existence ! On doit respecter les irisations de l’apparence, l’éblouissement d’une lumière sur un angle d’ardoise ou de zinc… Le frémissement des cils sur les paupières que l’on aime, ou leur pluie sur l’arrondi d’une joue… Ce sont là mes extases. Quelques choses que j’ai le plus contemplées dans ma vie, et qui pour cette raison peuvent être dites exactement. Quant aux circonstances dans lesquelles j’ai lu et relu La Mort, permettez que je les garde pour moi. Cet essai propose de tourner autour d’un objet insaisissable et dont on ne peut rendre compte, autour d’un abîme, qu’on ne peut ni franchir ni combler, et dont on ne peut triompher. Mais comprendre, ce n’est donc pas prendre à soi, c’est plus amoureusement se frotter à l’objet… Une philosophie de la caresse, si vous voulez, qui m’a sauvé la vie. Et sans doute Un grand instant m’a-t-il permis de le formuler.
[Olivier Barbarant, poète et critique littéraire. Il a publié :Je ne suis pas Victor Hugo (prose), Seyssel, Champ Vallon, 2007, Odes dérisoires et autres poèmes (anthologie), Gallimard, coll., 2016, Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 2007, Un grand instant (poésie), Seyssel, Champ Vallon, 2019. Récompensé pour son travail : Prix Tristan-Tzara pour Odes dérisoires. Et quelques autres un peu moins en 1999, Prix Mallarmé pour Essais de voix malgré le vent en 2004, Prix Apollinaire pour Un grand instant, 2019.]
Velimir Mladenović
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