Il y a presque quarante ans paraissait ce livre dont rendait compte Luc Pinhas dans La Quinzaine littéraire. Il distinguait alors l’« entreprise romanesque » d’Eugène Savitzkaya, d’un « abord ironiquement facile », et sa démarche « poétique », dont relève Les couleurs de boucherie, avec des textes qui « prennent d’emblée à la gorge1 ».
Dans son avant-propos, l’auteur souligne l’importance pour lui, à l’époque d’écriture de ce livre, du Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat paru en 1967. L’anthologie des Poésies en France, 1960-2010 fait une place aux romans de ce dernier, constatant que cette œuvre est « sans parenté ni descendance possible2 ». Les Couleurs de boucherie, treize ans plus tard, rejoignaient pourtant les « alcôves de boucherie » de Pierre Guyotat.
Le livre s’ouvre sur L’Empire, publié par L’Atelier de l’Agneau en 1976. En dix textes en prose (dix « chambres » parcourues), un personnage nommé « coureur » ou « monosperme » se trouve entraîné dans une course panique et vitale.
Court sans traces sur les parois très blanches, sans petites pertes, légers dépôts sur la bande la plus longue, sur le champ vierge d’obstacles, de stalagmites, de roseaux fendus (l’obstacle unique et continu : la crête), sans perdre les grains sur le pelage profond et parcouru sans cesse par les lièvres tueurs extrêmes, sans perdre grain par grain le fil personnel et immaculé dans son sachet, perdre le cordon entier […].
Le monosperme à l’identité incertaine se dissémine dans les longues phrases en giclées : éjaculation de mots qui dérivent. Une « sentinelle » veille mais n’empêche pas les blessures – c’est du vivant qui coule et déborde. Une fois le « cordon coupé », il ne faut pas « perdre le fil » . L’Empire agit comme une matrice d’où sortiront toutes Les Couleurs de boucherie.
Dans son « Avant-dire », Eugène Savitzkaya présente ainsi ce texte majeur : « J’ai suivi les mots à la trace, comme un pisteur de loup, inlassablement, cherchant le farouche animal parmi de jolies glycines et les entrelacs du lierre et du liseron. »Dans ce monde polymorphe et paradoxal, le « héros » apparaît comme un nouveau Bas-de-Cuir dont l’immense et dangereux territoire d’action serait ce jardin familier aux lecteurs d’Eugène Savitzkaya.
C’est là que se construit la langue de l’enfant et sa vision du monde. Son expérience porte la trace de la difficile histoire personnelle de ses parents. Elle s’est aussi inventée avec des contes fascinants, où des ogres mangent leurs propres enfants, où les belles épouses curieuses sont égorgées par leur mari à la barbe bleue. Dans cet anti-Éden, l’enfant sait que si des lapins sont tués, des poules décapitées, des plantes arrachées, c’est pour nourrir la vie.
Le mot boucherie fait entendre le mot bouche, organe de la manducation, de la découverte du monde pour l’enfant, comme de la parole. Il se peut qu’il dérive du mot bouc, rappelant le dieu Pan, mi-homme mi-bouc, qui, selon Ovide, « avait pris les roseaux des marais pour la nymphe3 » (Syrinx). Loin du jardin de l’âge d’or où, racontait Virgile, « le loup ne tend plus d’embûches aux troupeaux, ni le chasseur des rets perfides aux cerfs4 », nous voilà confrontés à la dévastation.
Ce monde réel, mythique et fabuleux, est celui des origines. Dans cette genèse d’une parole et d’une œuvre, nous voyons « comment, à travers le vide immense, s’étaient confondues les semences de la terre, de l’air, de la mer et du feu fluide ; comment de ces premiers éléments sortirent tous les principes et se forma lui-même l’orbe tendre du monde5 ».
Les couleurs de boucherie s’ouvrent sous l’égide du sperme, premier groupe nominal qui « macule » la page, couvrant « les pennes », « les ailes », « les cheveux ». Flèche ou stylet, tout est lié à la force féroce et crue du masculin brandi.
Le livre s’organise en treize chants de prose, pour la plupart en une colonne étroite non justifiée. Le récit, au présent comme au passé, exclut la chronologie. Le « héros » est bien présent, mais il semble flottant, passant de Raphaël à Firmin, Giovanni ou autre André, parfois absent, le verbe n’ayant pas de sujet.
Couleur du pourri, pluie de fon-
taine à ses pieds, sur sa poitri-
ne peint un serpent avec un oi-
seau sur la tête, à la bouche,
avant le printemps de boucherie,
le chalumeau, précieux petit
doigt, fétu, rameau avec à peine
une branche parfois bouchée, sou-
vent colorée contenant saveurs et
autres poudres, grains pilés, ce-
la pue dans la bouche, siège du
goût du garçon […].
Les mots s’organisent par séries (boue, bouche, bouchée, boucherie…, ou encore décollation, incinération, strangulation, lapidation, maculation…). Les formes phalliques sont multiples : totem, pal, poteau, obélisque, pylône, monolithe… De même que les ouvertures : trou, orifice, méat… Certains viennent d’un lointain passé : pourpoint, archer, ou encore chalumeau, qui fait penser à la flûte du dieu Pan. Tous reviennent régulièrement, comme le vocabulaire des tortures, des abattoirs et des guerres.
Tout cela se retrouve dans beaucoup d’autres livres d’Eugène Savitzkaya. La syntaxe et la diégèse, qu’on dirait en ébullition ou en révolte, éloignent ces textes du roman. Comme l’écrit Giorgio Agamben évoquant l’enfance comme expérience faisant sortir le petit d’homme du silence de la nature : « Dès lors qu’il y a une enfance de l’homme dont l’expropriation est le sujet du langage, le langage apparaît comme le lieu où l’expérience doit devenir vérité.6 »
« Pister, en d’autres termes, c’est apprendre à détecter les traces visibles de l’invisible ou, encore, c’est transformer de l’invisible en présences7 », enseigne Baptiste Morizot, véritable pisteur de loups, pour qui le pistage est un art de la rencontre8.
Le lecteur qui accepte de devenir lui aussi « pisteur de loups » et d’affronter la vérité de ce jardin originel, luxurieux et effrayant, ni impudique ni immoral, puisque précédant toute invention de morale et de pudeur, vivra une aventure de mots et d’images bien loin de tous les territoires connus, à la rencontre d’un écrivain poète véritable.
1. Luc Pinhas, « Un corps à corps avec le texte », La Quinzaine littéraire N°337 (1er décembre 1980).
2. Yves di Manno, Isabelle Garron, Un nouveau monde – Poésies en France, 1960-2010 (Flammarion / Mille & une pages, 2017).
3. Ovide, Les Métamorphoses, traduction de Danièle Robert (Actes Sud, 2001).
4. Virgile, Les Bucoliques, traduction de Maurice Rat (Garnier Frères, 1967).
5. Ibid.
6. Giorgio Agamben, Enfance et histoire, traduction d’Yves Hersant (Payot, 1989).
7. Baptiste Morizot, Sur la piste animale (Actes Sud, 2018).
8. Baptiste Morizot – Estelle Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre (Seuil, 2018).
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