Avec l’affaire de la banque suisse Julius Baer (voir ci-dessous), Stefania Maurizidécouvre l’activité de WikiLeaks. Dès lors, elle se démène pour entrer en contact avec des membres de WikiLeaks, qui l’appellent une nuit de l’été 2009. Ils font appel à son expertise pour publier un dossier sur une crise des déchets à Naples. Elle y consent et tente de les recontacter : en vain. Puis elle comprend leur mode d’action : frapper, puis disparaître. D’autant plus qu’ils se savent surveillés. En mars 2010, Assange l’appelle pour lui signaler un fichier secret de l’administration américaine (daté de mars 2008), visant à disqualifier WikiLeaks, notamment en l’accusant de ne pas vérifier ses sources. Elle sait très bien qu’il n’en est rien.
Julian Assange, rappelle Stefania Maurizi, a créé WikiLeaks (leak = divulgation) pour rendre publics des secrets d’organes officiels concernant des mensonges d’État, des intrusions criminelles dans la vie d’individus et d’organisations, de gigantesques « bavures » militaires et policières, ainsi que la complicité de certains médias (pour ne pas dire leur majorité) dans leur dissimulation. Assange et ses partenaires ont fortement relayé le travail des lanceurs d’alertes et en sont devenus eux-mêmes, car agissant pour des motifs politiques et, autant qu’on sache et malgré des tentatives répétées de les incriminer, sans en tirer le moindre profit personnel, qu’il soit monétaire ou autre.
À mesure que Julian Assange est de plus en plus pourchassé (et risque à présent l’extradition vers les États-Unis où il serait probablement condamné à vie), le centre d’intérêt de Maurizi se déplace desrévélationsde WikiLeaks aux injustices et mauvais traitements qu’Assange subit. Il est clair que plus elle le connaît, plus elle prend fait et cause pour lui.
WikiLeaks, un puissant révélateur
Voyons d’abord l’activité de WikiLeaks, à travers quelques exemples cruciaux. Au départ, Julian Assange n’est qu’un spécialiste du cryptage. Grâce à quoi il se met à proposer ses services à des sources d’information qui peuvent, avec son aide, rester complètement hors d’atteinte, quelle que soit la puissance des moyens employés par les agences de renseignement.
C’est ainsi que fut révélée, en novembre 2007, l’existence d’un manuel de l’armée américaine qui détaillait la manière dont on pouvait traiter les détenus – sans jugement – de Guantánamo (estimés à 560 en avril 2006). Le Pentagone exigea que ce manuel soit retiré du site : en vain.
En 2008, une grande banque suisse – Julius Baer – fut mêlée à des délits d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Malgré un jugement favorable à la banque face à WikiLeaks, il s’avéra impossible de fermer le site de force, car des centaines de sites miroirs (copies à l’identique d’un site) étaient aussitôt créées. L’identité des membres de WikiLeaks était tenue secrète et leur adresse intraçable. Le retentissement de cette affaire attira l’attention des associations de droits civiques et de défense de la liberté d’expression, qui défendirent WikiLeaks : « L’affaire Julius Baer […] était la preuve que le combat contre le silence et l’opacité pouvait être gagné. »
En avril 2010, WikiLeaks diffuse une vidéo classifiée : Collateral Murder. Ce document montre comment des soldats américains tirent en riant des obus d’un hélicoptère sur des civils entièrement à leur merci[1]. Bien que l’armée ait prétendu qu’il s’agissait d’insurgés armés, rien ne l’a prouvé. En juin 2010, un analyste du renseignement, Bradley Manning, est arrêté, après avoir déclaré – en privé, à quelqu’un qui s’empresse de le dénoncer – qu’il a transmis la vidéo à WikiLeaks. Devenue Chelsea Manning, elle va passer 7 ans en prison – ayant été condamnée à 35 ans – et sera libérée après trois tentatives de suicide. Les soldats impliqués dans le Collateral Murder ne seront pas inquiétés. La notoriété de WikiLeaks a été nettement augmentée, et la traque de ses membres aussi.
En juillet 2010, près de 77 000 documents secrets sur la guerre en Afghanistan furent publiés. Ils montraient de nombreux massacres de civils. Le Pentagone répliqua – suivi par une partie des ONG et de la presse – que WikiLeaks avait « du sang sur les mains ». C’est alors que « la chasse à l’homme, dit notre auteure, prit son ampleur » : Julian Assange fut l’objet – le 20 août – d’une enquête pour viol et agression sexuelle de deux Suédoises. J’y reviendrai ci-dessous.
Les mésaventures de Julian Assange n’ont pas empêché WikiLeaks de continuer à divulguer des documents secrets : fin octobre 2010, le média en publie près de 400 000 sur la guerre en Irak. Ils montrent à quel point les opinions publiques des pays impliqués ont été sans cesse manipulées, en particulier concernant les armes chimiques et atomiques de l’Irak. Ils témoignent aussi de meurtres et de tortures, à grande échelle. Avec le Cablegate, plus de 250 000 télégrammes diplomatiques américains sont diffusés, révélant d’autres crimes et pressions politiques. S’ensuivent : cyberattaques du site, blocage de comptes bancaires, menaces de mort, délations.
En avril 2011, WikiLeaks dévoile des milliers de pages concernant 765 hommes enfermés à Guantánamo. Si un tiers d’entre eux étaient des terroristes, au moins 150 étaient innocents, certains victimes de déclarations erronées ou de confusion de noms. Obama s’était engagé à fermer ce camp en 2009, il est encore ouvert en 2024.
Assange mis en croix
Je passe sur les nombreux cas de révélations relatées par Maurizi (des extraits figurent en encadré) pour en venir à ce qui lui importe le plus : Julian Assange bâillonné (ce qu’illustre la photo de couverture), immobilisé, vilipendé et menacé de mort, non par des mafieux, mais par des hommes d’État américains.
Durant 7 ans, entre 2010 et 2017, un juge suédois l’a poursuivi par intermittence, pour viol et agression sexuelle, sans parvenir à des éléments probants, les deux supposées victimes déclarant ouvertement qu’elles avaient été incitées à porter plainte. Un rapport détaillé de Nils Melzer, professeur de droit et rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, a montré qu’Assange n’avait commis aucun délit en relation avec les deux femmes suédoises. Son rapport souligne les nombreuses irrégularités de l’enquête. Il montre que la seule demande d’une des intéressées est que Julian Assange effectue un test pour savoir s’il est positif au VIH. Aucune des deux ne se plaint de viol ou d’abus sexuel[2]. Cependant, au bout de plusieurs mois, la justice suédoise demande son extradition vers la Suède, le but étant de le faire condamner, pour pouvoir ensuite l’extrader vers les États-Unis. Il se réfugie à l’ambassade d’Équateur en juin 2012 et y obtient l’asile politique en août, puis la nationalité équatorienne. Il y vit durant près de 7 ans, sans pouvoir mettre un pied hors des 20 m2 qui lui sont alloués. Stefania Maurizi le voit de plus en plus amaigri, anxieux, désespéré.
Le 11 avril 2019, il est extrait de l’ambassade – qui vient de lui retirer le droit d’asile – et incarcéré à Londres. Le 23 mai 2019, il est accusé, par un grand juryfédéral[3], de 17 violations liées à l’Espionage Act, risquant ainsi 175 ans de prison. Or, si WikiLeaks a « du sang sur les mains », comment se fait-il que personne n’ait été victime de ses publications ? Étant accusé d’avoir soustrait des informations à Chelsea Manning, celle-ci déclare avoir agi de son propre chef et ajoute : « Ce gouvernement présente la presse comme le parti de l’opposition et comme unennemi du peuple. Aujourd’hui, il se sert de la justice comme d’un glaive, et a montré sa volonté de mobiliser toute la puissance de l’État contre l’institution même qui est censée nous protéger de ces excès. »
Le 4 janvier 2021, la justice anglaise condamne Assange, mais s’oppose à son extradition étant donné son mauvais état de santé. C’est, commente l’auteure, une victoire personnelle pour Assange, mais un échec pour la liberté de la presse.
Il est toujoursdétenu, en mars 2024, et espère le rejet, en appel, de la demande d’extradition. L’auteure, qui l’a vu régulièrement, fait état de la dégradation de sa santé, physique et mentale. Une fois, en 2018, il lui dit : « Nous travaillons dans le secteur de la crucifixion. » L’auteure revient souvent sur la lâcheté d’organes de presse qui sont restés silencieux sur les publications de WikiLeaks et se sont bien gardés de contribuer à la défense de Julian Assange. Elle-même ne s’est pas contentée d’échanger des informations avec Assange et d’autres membres de WikiLeaks. Elle a entrepris de nombreuses démarches pour en savoir plus sur les poursuites dont il est l’objet, pour mobiliser d’autres journalistes, des juristes, des artistes et autres personnalités. Elle s’est servie de la FOIA (Freedom of Information Act) du Royaume-Uni (en vigueur depuis 2005), pour mettre en évidence la complicité entre la police et la justice du Royaume-Uni, et celles des États-Unis.
Ce livre est en même temps un document très détaillé sur les aventures de WikiLeaks et de Julian Assange, un témoignage sur ce qu’ont subi et continuent à subir ses protagonistes[4], et un appel militant pour une presse capable de se libérer des pressions politiques… et médiatiques. Vous devez lire ce livre !
[1] J’ai visionné ce document de 17 minutes, publié sur Dailymotion, le 19 janvier 2017. On le trouve aussi sur : https://wwWikiLeaksyoutube.com/watch?v=HfvFpT-iypWikiLeaks
Ce document montre que les victimes étaient innocentes, et que même si certaines étaient armées (ce qui est peu probable) elles ne firent certainement pas usage de leurs armes.[2] Friedli Jacques, « Julian Assange torturé ? Liberté de presse en danger ? Nils Melzer, de l’ONU, fait le point », Investig’action, 5 novembre 2021. https://investigaction.net/julian-assange-torture-liberte-de-presse-en-danger-nils-melzer-de-lonu-fait-le-point/
[3] Tiré au sort parmi de simples citoyens (et comptant 16 à 23 personnes), réunis à la requête d’un procureur, il peut prononcer une inculpation, mais non établir des peines. C’est l’équivalent d’un juge d’instruction.
[4] Stefania Maurizi évoque souvent les vexations et la surveillance à laquelle elle a été soumise, les vols de documents électroniques qu’elle a subis (heureusement cryptés, dit-elle, grâce aux précautions que lui a imposées Julian Assange).
Extraits de la chronologie, établie par l’éditeur, des révélations de WikiLeaks (de 2007 à 2017)
• Août 2007 : détournement de fonds au Kenya
• Novembre 2007 : manuel des procédures du camp de Guantánamo
• Août 2009 : collusion entre mafia et gouvernement italien
• 26 mars 2010 : rapport de la CIA sur la manipulation de l’opinion publique en Europe pour qu’elle admette les guerres d’Afghanistan et d’Irak
• Avril 2011 : fichiers des prisonniers de Guantánamo
• 2 septembre 2011 : télégrammes diplomatiques américains non expurgés
• 28 février 2012 : documents internes Stratfor (firme de renseignements)
• 5 juillet 2012 : « Syria files », soutiens à Bachar-el-Assad
• 23 juin et 1er juillet 2015 : espionnage par la NSA des présidents français, de la chancelière allemande, et de leurs collaborateurs, entre 2006 et 2012
• Mai 2016 : clauses secrètes sur des accords commerciaux (TAFTA, TTP)
• 22 juillet 2016 : manipulations des primaires américaines pour favoriser Hillary Clinton
• Mars 2017 : Vault 7, cyberarmes employées la CIA
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